2e séminaire professionnel Louis-Lumière

La création sous contraintes

La Lettre AFC n°136

La création sous contraintes, thème du deuxième séminaire organisé par l’ENS Louis-Lumière, s’est tenu le 22 septembre 2004, à Noisy-le-Grand.
Le débat s’articulait autour de deux tables rondes, animées par Jacques Arlandis, directeur de l’Ecole : la première, Comment dialoguent technique et création ?, regroupant Jean-Jacques Bouhon, AFC, Laurent Chevallier, réalisateur, Thierry Coduys, directeur de La Kitchen, Patrick Tourneboeuf, photographe, Tendance Floue, Bernard Stiegler, directeur de l’IRCAM ; la seconde, Quels espaces la contrainte économique laisse-t-elle à la création ?, réunissant Eric Briat, directeur de la création, des territoires et des publics au CNC, Olivier Cottet-Puinel, chargé de mission cinéma à la SACD, Rémi Jacobs, EMI Classics, Stéphane Martinet, commission du film Ile-de-France, Mariana Otero, réalisatrice.

2e séminaire professionnel Louis-Lumière
La création sous contraintes, thème du deuxième séminaire organisé par l’ENS Louis-Lumière, s’est tenu le 22 septembre 2004, à Noisy-le-Grand.
Le débat s’articulait autour de deux tables rondes, animées par Jacques Arlandis, directeur de l’Ecole : la première, Comment dialoguent technique et création ?, regroupant Jean-Jacques Bouhon, AFC, Laurent Chevallier, réalisateur, Thierry Coduys, directeur de La Kitchen, Patrick Tourneboeuf, photographe, Tendance Floue, Bernard Stiegler, directeur de l’IRCAM ; la seconde, Quels espaces la contrainte économique laisse-t-elle à la création ?, réunissant Eric Briat, directeur de la création, des territoires et des publics au CNC, Olivier Cottet-Puinel, chargé de mission cinéma à la SACD, Rémi Jacobs, EMI Classics, Stéphane Martinet, commission du film Ile-de-France, Mariana Otero, réalisatrice.

Nous vous présentons ici, les meilleurs moments, sous forme d’extraits.
Une version complète sera bientôt disponible, vous pourrez la consulter à l’AFC.

Bernard Stiegler, directeur de l’IRCAM
L’IRCAM est à la fois un centre de recherche scientifique et de création artistique qui explore en ce moment tout particulièrement une problématique que j’appelle la question de l’organologie générale, précisément pour essayer d’appréhender la relation entre la technique et l’expérience du sensible.

Tout d’abord, nous parlons moins de technique que de technologie. La technique n’est pas la même chose que la technologie et inversement. La technologie est caractérisée par le fait qu’elle se transforme sans cesse et de plus en plus vite. L’instabilité des instruments et des outils technologiques est devenu un phénomène absolument permanent et normal qu’il faut intégrer dans la pensée. Un luthier est quelqu’un qui fabrique un instrument. Ce n’est pas un capitaliste qui procède à des investissements et qui a besoin d’amortir. C’est quelqu’un qui a un métier. En revanche, un industriel, dans le domaine des technologies musicales, a des actionnaires. Appropriée, une technologie devient une technique. Le problème est le temps de l’appropriation des choses. C’est vrai pour le créateur comme pour le public.

Deuxièmement, l’activité de création artistique devient de plus en plus un lieu de conflit. J’ai même osé parler de guerre esthétique. La raison en est que le capitalisme aujourd’hui voit l’essentiel de son développement dans la croissance des marchés et non pas dans les gains de productivité. La croissance des marchés est ce qui doit faire tomber non pas simplement les barrières douanières mais les barrières esthétiques et les créateurs sont réquisitionnés dans ce processus.

Troisièmement, je voudrais dire que depuis l’IRCAM j’interroge moi-même ces questions-là, d’abord parce que l’IRCAM est un centre de recherche scientifique. Pourquoi un centre de recherche scientifique dans le domaine artistique ? Cela vient du fait que l’on a affaire précisément à la technologie et pas seulement à la technique.
Le nom de l’art en grec, c’est la têknè. La relation entre l’art et la technique est intrinsèque. En latin ars veut dire métier, c’est-à-dire la maîtrise d’une technique. Les choses ont beaucoup évolué car la technologie a engendré des déplacements. Quand je suis arrivé à l’IRCAM, je pensais qu’il fallait repenser l’organologie (étude des instruments). Il faut, non seulement intégrer l’amplificateur, le micro, le MP3, mais aussi tenir compte des instruments de réception du public, de production qui modifient très profondément la manière de faire de la musique.

Si l’on se situe au niveau du concept général, pour moi, travailler aujourd’hui sur les instruments du produit de la création nécessite à l’IRCAM de réfléchir sur l’organe auditif, donc une organologie dans le sens dans lequel l’entendent les médecins.
L’organologie générale concerne tout ce qui mêle une approche des corps, parce que finalement celui qui perçoit est celui qui a un corps. Il faut aussi prendre en compte les organes artificiels, comme ce micro que je tiens dans la main, la caméra qui est là, les lunettes que j’ai sur le nez et dont un verre est cassé... De ce point de vue, toutes les techniques qui médiatisent les relations humaines font partie des organes artificiels.

Autre dimension, celle des organisations sociales : une société de production qui investit dans un artiste, le droit social qui fait qu’il existe les intermittents du spectacle, le droit d’auteur, mais aussi l’école Louis-Lumière qui appartient au système éducatif français, le système de distribution de films, les salles de concert...
Tous ces éléments sont des organisations qui forment les oreilles, les yeux, les destinataires (le public). Nous sommes aujourd’hui en pleine mutation et l’on ne peut pas penser la mutation de la technique à la technologie sans voir les conséquences que cela a sur les corps. En effet cela modifie le fonctionnement des corps et des cerveaux. Patrick Le Lay peut dire : « Je vends du temps de cerveau humain ».
Il faut en tout cas parler d’organologie générale car il faut que les trois couches organologiques bougent pour qu’un phénomène artistique bouge et puisse s’épanouir véritablement. Aujourd’hui nous sommes dans une société où la pratique artistique est très spécialisée. Il y a des producteurs et des " consommateurs " artistiques, même si pour moi une œuvre d’art ne se consomme pas. Mais en même temps nous sommes dans une société qui voudrait nous faire consommer des œuvres d’art. Il y a là une contradiction.

Je conclurai en disant qu’aujourd’hui nous sommes confrontés à des mutations techniques incessantes qui font que le public n’a pas le temps de stabiliser des pratiques. Il y a tout un travail à faire sur les pratiques de réception, de ce que j’appelle le circuit esthétique. L’esthétique n’est pas simplement un problème de création, c’est aussi un problème de circuit. Le public ne doit pas être uniquement constitué de consommateurs. Il faut un public qui ait une pratique artistique nouvelle en tant qu’artiste ou en tant qu’amateur.
Je crois que la question de la technique et de la création aujourd’hui doit passer par un cheminement du consommateur à l’amateur. Reconstituons l’amateur. Autrefois, lorsque vous étiez abonnés à l’Opéra de Paris, avant un spectacle, on vous envoyait une semaine à l’avance la partition, le livret, un commentaire de la partition qu’on appelait alors un guide d’écoute et souvent vous pouviez jouer la partition au piano parce que vous saviez jouer du piano. Vous arriviez ainsi au concert avec la partition dans la tête et dans les doigts.

Thierry Coduys, directeur de La Kitchen (lieu de recherche et de création artistique)
Nous pouvons tout d’abord constater qu’aujourd’hui la pérennité des œuvres peut paraître en grand danger.
La démocratisation de toutes ces technologies nous a amenés à aller très vite, beaucoup trop vite. Pour ma part, je n’ai aucune réflexion et presque plus de veille technologique, alors que cela correspond vraiment à mon métier.
Autre aspect intéressant, c’est le regard du technicien et surtout du créateur par rapport à la technologie. Grâce à mon expérience dans la musique et dans le domaine plastique, j’ai pu remarquer l’existence du phénomène que j’appelle le temps différé, entre la compréhension de la technologie et la création.

Nous parlons donc de technique dans un premier temps, puis de technologie, d’outils et enfin de moyens pour mettre ces outils en œuvre... Le nouvel outil découvert devient très facilement gadget. La technique et la technologie prennent de plus en plus de place et détournent le processus de création. Dans tous les domaines (danse, théâtre, musique), je suis confronté à ce phénomène.

Jean-Jacques Bouhon, AFC
Nous pourrions commencer par dire que la création sous contrainte constitue le lot quotidien du cinéma, notamment les contraintes économiques dont nous parlerons tout à l’heure. Pour moi, il est difficile de séparer technique, création et économie, car les trois sont intimement liées. La création passe par la technique et bien sûr par l’économie. L’autre particularité du cinéma, c’est que nous avons affaire à une création collective. L’idée part du scénario, qui n’émane pas forcément du réalisateur ; le maître d’œuvre est le réalisateur et le directeur de la photographie est pour moi un interprète, il traduit l’univers du réalisateur et non pas son univers personnel. Une des tâches les plus importantes d’un directeur de la photographie sur un plateau, c’est de gérer le temps.

Certains réalisateurs pensent que l’utilisation de la caméra numérique va permettre d’éviter les obstacles techniques et les temps d’attente. Maintenant, il faut savoir de quels films nous parlons... Ce n’est pas la caméra qui crée. Quand j’étais plus jeune, j’admirais les photos de Cartier-Bresson et mon rêve était de posséder un Leica car je pensais qu’avec un Leica on faisait des photos magnifiques. Mais ce n’est pas le Leica qui fait la photo, c’est l’œil du photographe.
Avant de faire du cinéma, j’ai préparé Sciences-Po et je me souviens avoir planché sur une parole de Pierre Mendès-France qui m’a marquée : « Gouverner c’est choisir ». Et bien, réaliser, c’est choisir. Concernant le cinéma, il faut choisir la technique et l’équipe appropriée pour faire le film. Ce que je reproche souvent à la technique numérique, c’est cette manière de reporter les choix. Autrefois, avant d’appuyer sur le bouton pour tourner, on réfléchissait à ce que l’on allait filmer. Bien souvent les choix sont reportés au moment du montage ; mais au montage, c’est la même chose. Du coup la réflexion ne se fait plus avant, mais pendant et parfois après.

Laurent Chevallier, réalisateur
Le problème du dialogue entre technique et création est au cœur de nos préoccupations lorsque l’on réalise des films documentaires. Jean-Jacques nous disait tout à l’heure qu’en tant que directeur de la photo, il était là pour lire une partition correspondant au scénario.
Le documentaire s’apparente au jazz. Il faut s’entendre à plusieurs sur un thème avant d’improviser. Je ne peux pas me dissocier de la contrainte économique car ce cinéma-là est de plus en plus soumis aux exigences des cases télévisuelles. Nous avons maintenant affaire au service de la programmation composé de personnes qui ne connaissent pas le cinéma mais qui essaient de voir quel est le thème traité par votre projet de film afin de le placer dans une case en fonction de l’audience, des téléspectateurs...

Il y a deux ou trois ans, on pouvait encore avoir l’espoir de mener à bien un projet. Aujourd’hui cela s’est réellement inversé. Le diffuseur sait en effet ce qu’il faut pour l’audience, pour le public. Le producteur va obéir à cette commande et va chercher un réalisateur technicien pour réaliser le programme demandé. Cela peut-être très intéressant culturellement parlant, mais nous avons affaire à des produits formatés. La notion de liberté du créateur, de son regard porté sur le réel sont de plus en plus difficiles à amener sur les projets.

Mariana Otero, réalisatrice
La contrainte technique ne m’a jamais posé de problème (elle fait partie du plaisir du cinéma) contrairement à la contrainte économique... Selon l’argent dont on dispose on va chercher quelle technique on pourra utiliser. Il y a une cohérence et une manière de travailler à trouver. Aujourd’hui, il est parfois plus facile de faire un film quand on n’a pas d’argent que quand on en a. L’argent vient aujourd’hui de manière très importante de la télévision.
La télévision impose des formats et se met à la place du créateur dans son processus de création. Après son passage au cinéma, le film est de toute façon diffusé à la télévision. Le cinéma se retrouve ainsi avec les mêmes contraintes. Nous ne sommes plus dans la création mais dans la production, dans la consommation. On parle en termes de profit et non plus en termes de film ; tout ce qui entoure le film paraît plus important. Le film est le futur produit télévisuel.

La contrainte économique pose donc problème et c’est pourquoi j’avais envie d’en parler. C’est une tendance que l’on retrouve partout. L’économie actuelle ne veut plus d’œuvres. Aujourd’hui, beaucoup de réalisateurs de documentaires vont vers le cinéma où l’on retrouve un peu les mêmes difficultés. On peut parfois faire des films pour pas cher avec très peu d’argent. Mais ensuite comment gérer la distribution et la diffusion ?
Nous rejoignons ici la question de la formation du public. On s’occupe davantage du consommateur amateur de pop-corn et de sièges confortables que du véritable amateur de cinéma. Il y a de moins en moins d’exploitants qui travaillent réellement avec leur public. L’exploitant doit trouver son style et créer ensuite son public.