35 mm ou 4K, les films ont la mort aux trousses

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°226

Le Monde, 2-3 décembre 2012
Ne dites jamais, à propos d’un film de patrimoine : « Quelle belle restauration ! » ; dites plutôt : « Quel beau film ! » Le mot " patrimoine " fait peur, c’est Serge Toubiana, patron de la Cinémathèque française, à Paris, qui le dit : « Le patrimoine est synonyme de corvée pour un responsable de télévision. »

Une œuvre restaurée est un nouveau film, point ! Tels sont les éléments de langage qui circulaient, jeudi 29 novembre, chez les responsables de Pathé, Gaumont, etc., réunis lors d’une table ronde sur le financement de la restauration, à la Cinémathèque française. Celle-ci organise, jusqu’au 2 décembre, la première édition du film restauré, intitulée " Toute la mémoire du monde ".
Toute la planète, ou presque, était là pour l’ouverture du festival marquée par la projection de Tess (1979), de Roman Polanski, restauré par Pathé, en avant-première avant sa sortie en salles, le 5 décembre. Comme s’il s’agissait d’un film inédit ? « La restauration déchire le voile entre le film de patrimoine et le public, habitué à des images de qualité », explique Sophie Seydoux, présidente de la fondation Jérôme Seydoux-Pathé. « Je me souviens de la projection de La Guerre des boutons (1962) d’Yves Robert, au festival Lumière de Lyon, en 2011. Les enfants sont restés sans voix devant ce film en noir et blanc », dit-elle. En 2013, Pathé va accélérer la restauration de son catalogue (500 longs-métrages sonores, plusieurs milliers de films muets).

L’entreprise est coûteuse, le retour sur investissement n’est pas assuré, mais les ayants droit n’ont guère le choix : au fil des ans, les pellicules s’abîment et, de toute façon, les films en 35 millimètres ne seront bientôt plus visibles en salles, la numérisation du parc français étant en voie d’achèvement... Avant que les ravages du temps ne soient irrémédiables, il faut numériser le support photochimique, le " nettoyer " sans lui enlever son âme - la mouche qui zigzague sur le visage d’Anouk Aimée, dans Lola (1961), de Jacques Demy, a été précieusement conservée dans la version restaurée. Ultime règle d’or, le film restauré va être sauvegardé... sur une bonne vieille pellicule. Bien conservée, celle-ci peut se garder au moins cent ans, alors que la durée d’un support numérique est aléatoire...

Mais il y a un problème : le passage express au numérique a laminé les laboratoires qui fabriquent la pellicule. D’autres ont déserté la filière argentique pour se reconvertir au goût du jour. Une grosse incertitude pèse sur le devenir de ces industries techniques et, par conséquent, sur la conservation des œuvres. « On est à un moment paradoxal de l’histoire du cinéma », résume Serge Toubiana.
On peut comprendre les inquiétudes des détenteurs de catalogues : le bonheur d’avoir préservé une œuvre est aussitôt teinté de préoccupations économiques, éthiques. Que faut-il restaurer en priorité ? Où trouver l’argent – des dizaines de milliers d’euros ? Quand on détient un petit catalogue, comme Claude Makovski (Cythère films), il faut « franchir des montagnes ». « Nous détenons presque tous les films de Nelly Kaplan, La Fiancée du pirate (1969), etc. Heureusement ils sont en bon état », se félicite-t-il. « Pour l’instant, on les a simple ment numérisés. » Florence Dauman, d’Argos Films, détient une trentaine de beaux titres - de Jean-Luc Godard, Chris Marker... -, mais n’a « pas d’argent ». Elle « rend grâce » à la Cinémathèque de Bologne, qui lui a permis de restaurer Chronique d’un été (1961), film culte de Jean Rouch et d’Edgar Morin, et le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) qui s’est engagé, entre autres, sur Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais.

L’exception culturelle existe encore... Deux dispositifs ont vu le jour en France : l’enveloppe du " grand emprunt " pour les œuvres ayant un potentiel économique, la " réserve numérique " du CNC pour les plus fragiles. Mais le système n’a pas fonctionné comme prévu : le prêt proposé par le grand emprunt n’a pas séduit grand monde - Pathé a renoncé, jugeant le dispositif non adapté. Seul Gaumont a signé un accord dans ce cadre avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC), pour restaurer 270 films.
« On devra rendre les dix millions d’euros que l’on nous prête, en incluant les taux d’intérêt actualisés », précise Jérôme Soulet, chez Gaumont. La série des Fantômas (1913), de Louis Feuillade, ne rentrait pas dans les critères de rentabilité du " grand emprunt " : c’est le CNC qui financera leur restauration. Ainsi, de plus en plus de candidats se tournent vers le CNC – c’est le cas de Pathé. Mais cela tombe mal, l’institution ayant subi une ponction de 150 millions sur son budget... Le CNC a dû revoir l’esprit de sa " réserve numérique " : les films fragiles reçoivent une subvention, mais les autres ont une " avance " à rembourser.

Tout ce travail, pour quelle diffusion ? La sortie en salles n’est pas la stratégie de Gaumont, qui privilégie la télévision, le DVD, les nouveaux médias. « Nous misons aussi sur ces réseaux de spectateurs qui s’organisent sur Internet pour programmer un film dans un cinéma », précise Jérôme Soulet. Les chaînes devraient s’intéresser davantage au " répertoire ", souligne la profession. « Récemment, Arte a fait 997 000 spectateurs en diffusant Les Enfants du paradis de Marcel Carné (1945), un score exceptionnel », se réjouit Marc Lacan, directeur général adjoint de Pathé.
Pathé organise des sorties en salles pour quelques grands titres, de même que Studiocanal (qui détient le plus gros catalogue de films, avec 5 000 titres). La salle, c’est pour le symbole. Directrice technique chez Studiocanal, Béatrice Valbin-Constant le confirme : « Avec Carlotta, on a sorti en salles La Grande illusion (1937) de Jean Renoir, entre autres. On a réalisé 30 000 entrées, mais ça ne fait pas rentrer d’argent. »

Comment séduire la télévision, quand on sait qu’une comédie populaire peut se vendre 600 000 euros, voire plus, pour une diffusion en soirée ? Un jour, Jérôme Soulet (Gaumont) s’est entendu dire par une chaîne : « Si tu restaures Les Copains (1965) d’Yves Robert, je te le passe pour 50 000 euros. »
On pourrait penser que le parcours d’obstacles s’arrête là, eh bien non... La conservation des supports numériques est nettement plus coûteuse que dans le passé, quand il s’agissait de garder des bobines sur des palettes. « Avant, il y avait un mur entre les producteurs et les labos : les premiers faisaient les films, les seconds stockaient quasi gratuitement. Cette époque est révolue », souligne Denis Garcia, de LCT Patrimoine, qui a repris le stock du laboratoire historique LTC, après sa liquidation en 2011. Les ayants droits doivent " payer " pour sortir un titre du stock, en vue de sa restauration. « Et iI faut exploiter le film pour pouvoir financer le stockage, c’est sans fin... », souligne le détenteur d’un petit catalogue.
La mécanique s’emballe, le CNC émet ce conseil, pour l’avenir : « Dès la première image tournée en numérique, il faut penser à sauver la copie. Et prévoir un retour sur pellicule, y compris pour les films nouveaux, dès la sortie de la postproduction. C’est vrai, cela représente un coût... », souligne Laurent Cormier, de la commission du patrimoine du CNC. Mais le CNC se garde bien d’imposer une telle pratique : il serait bien en peine de la financer...

(Clarisse Fabre, Le Monde, dimanche 2 décembre - lundi 3 décembre 2012)