A Dominique

par Dominique Chapuis La Lettre AFC n°105

« Les gens qui réussissent sont ceux qui savent s’adapter à la réalité. En revanche, ceux qui persistent à vouloir élargir la réalité aux discussions de leur rêve échouent. Et c’est pourquoi tout progrès humain est dû en définitive aux gens qui échouent. Simon Leys (Protée et autres essais).
Après Henri Alekan et Albert Viguier, Dominique Chapuis vient de disparaître cruellement et je perds avec lui le dernier symbole personnel de l’amour du travail en équipe, symbole essentiel à ma pratique du métier de Directeur de la Photographie... J’ai eu le bonheur de connaître Dominique à la fin des années 60, quand il était élève de l’IDHEC en section prise de vues. Il a été ensuite le plus dévoué des assistants opérateurs pendant plusieurs années dans la jeune équipe technique que j’ai pu alors constituer avec succès.
Dominique n’avait rien renié de ses engagements politiques d’extrême gauche de l’époque... La ferveur de la foule à son enterrement, l’émotion palpable à la projection du magnifique film que lui a consacré Caroline Champetier témoignent que cette " naïveté " romantique n’est pas restée sans écho.
Dominique n’a jamais rien " gagné " ; il n’a jamais été en position d’être " le meilleur " et pourtant il était un des directeurs de la photographie des plus significatifs et des plus importants du cinéma français. Sa filmographie atteste d’un engagement dans chaque film comme dans une cause, ce qui explique en partie l’incroyable attachement de la profession à sa personne :il y avait plus de monde aux funérailles de Dominique qu’à celles de notre maître Henri Alekan. Les discours de Claude Lanzmann puis de Serge Moatti y étaient simplement bouleversants.
Dominique était fasciné par Roman Karmen, cinéaste stalinien, incarnation - selon moi - de la cause perdue d’avance. Dès avant la parution du roman qu’il lui avait consacré en 1995 (Indochine, Camp 107), il souhaitait que j’en réalise une adaptation où nous collaborerions à nouveau ensemble, sur le terrain, comme dans La Nuit américaine de Truffaut, cinéaste qui avait fortement marqué sa vie.
La " réalité de la fiction " fait que j’ai cru que notre scénario guérirait Dominique, que le cinéma nous débarrasserait de la terrible maladie qui s’était emparée de lui en hiver 2000. Et le fait est qu’il semblait s’être rétabli quand il a lu les apports de Jean Cosmos et les corrections de Jérôme Prieur à notre huitième et dernière version d’Adieu, vieille Europe, achevée en septembre 2001...
Comme une impossibilité chronique de dissocier jusqu’au bout la réalité de la fiction, il est troublant de remarquer que Dominique venait de finir le commentaire du film sur le même sujet, co-réalisé avec Patrick Barberis, pour Arte. Le réel a repris ses droits... et pourtant... Dominique sera à mes côtés pendant tout le tournage de ce film, dès le premier plan. Je l’entends déjà me souffler « Moteur » à l’oreille. »

Pierre-William Glenn