A bâtons rompus sur le DV

par Lucie Adalid, Louise Courcier et Julien Poupard

« Aujourd’hui, le DV est une source de questionnements et d’interrogations divers :
Serait-il en train de devenir la caméra stylo rêvée dans les années 1960 ?
Ou un outil pour faire des films à moindre coût ?
Le spectateur perçoit-il la différence entre une image 35 mm et une image DV ?
Jacques Loiseleux et Jean-François Robin sont deux opérateurs particulièrement attachés à l’image argentique. Il était donc intéressant de recueillir leurs impressions sur ce nouveau format. »

Le choix du DV

Jean-François Robin - Je n’ai pas grand-chose à expliquer sur le choix du DV puisque ce n’est pas moi qui l’ai fait. C’était un parti-pris de Coline Serreau qui avait déjà fait ce choix pour son film précédent : "Chaos".
Dans ce film, c’était une décision très claire car c’était un film violent, relativement intimiste, il lui fallait une espèce de matière brute. Par ailleurs, Coline ne voulait pas être gênée par la "technique". Elle ne tenait pas à perdre du temps avec les installations de plans et, avant tout, elle voulait faire autant de prises que nécessaire.
Après cette expérience, Coline a décidé de tourner son film suivant en DV.
Le producteur n’était pas forcément d’accord car il s’agissait non seulement d’une comédie mais surtout de la suite de "Trois hommes et un couffin", filmé en 35.
Coline a insisté et a obtenu ce qu’elle voulait.

Jacques Loiseleux - En ce qui concerne "Les Baigneuses", le problème est complètement différent puisque Viviane Candas, la réalisatrice, et moi avons préparé le film en 35 mm pendant trois ans.
Nous avons rencontré de gros problèmes de financement. D’ailleurs, le film a changé cinq fois de producteur.
En trois ans, nous sommes passés du 35 mm au Super 16 puis au DV.
Le choix est donc purement économique.

La préparation et les particularités de ces films

JL - Pour "Les Baigneuses", nous nous sommes référés aux tableaux éponymes et aux "Demoiselles d’Avignon".

JFR - Un peu à Lautrec aussi, non ?

JL - Ensuite, c’est devenu Lautrec mais au début c’était plutôt "Les Demoiselles d’Avignon". Il s’agissait d’une déstructuration du corps, de le présenter comme une marchandise tout en préservant une esthétique de la chair vis-à-vis de laquelle Viviane Candas a un point de vue très affirmé.
L’utilisation de la caméra DV nous a donc fait passer de Renoir à Lautrec, si je peux m’exprimer ainsi... La référence est assez évasive, mais elle existe tout de même.
L’émotion, la sensualité des corps est un élément que nous n’avons pas évacué, au contraire. Nous avons simplement tenté de nous dégager de cette affreuse idée qui nous collait à la peau, à savoir que tourner dans un " peep show " évoque tout de suite une affaire pornographique.
Or s’éloigner d’une telle esthétique lorsque l’on perd des moyens et que l’on commence à "médiocriser" l’image, évidemment ce n’est pas simple.

JFR - Tu viens de dire « médiocriser l’image ». Ça veut dire quoi ? Est-ce que pour toi le fait de tourner en DV équivaut à créer une image de moindre qualité ?

JL - Oui c’est ce que je pense. La caméra DV a sûrement des avantages, mais le fait de perdre de la résolution et de ne plus contrôler le chromatisme par rapport à une pellicule connue, est un vrai problème.
Il est clair que depuis que je fais ce métier, je cadre et j’éclaire ; je fais de l’image en fonction de ce qu’il y aura sur l’écran avec une pré-conception de cela.
C’est ma tentative et je pense que c’est la tentative de tous les directeurs de la photographie. Imaginer une image finalisée et employer tel type de négatif pour arriver au positif souhaité.

JFR - Oui, lorsqu’on travaille en 35 mm, on choisit une pellicule dont on connaît le rendu et on passe ensuite sur un positif dont on prévoit les réactions. On a une espèce de chaîne très compacte que l’on maîtrise parfaitement.
Or, en changeant de support, c’est un changement radical, puisqu’on part d’une image numérique pour arriver à une image 35 ; il y a des transformations qui nous échappent complètement.
C’est encore plus flagrant en DV que pour les autres supports numériques tels que le Beta num’ ou le HD. La prise de vues a ainsi lieu sur un support...

JL - Aléatoire...

JFR - Oui, complètement aléatoire, sur lequel on n’a pas beaucoup de prise pour arriver justement à ce fameux 35 qu’on pensait pouvoir contrôler et qu’on ne contrôle plus.

JL - J’ai trouvé que nous avons sûrement perdu par rapport au film que nous avions prévu pendant trois ans.
J’avais déjà imaginé des choses, que d’ailleurs j’ai expérimentées photographiquement, et que nous avions trouvé très intéressantes. Cela, on ne le verra jamais.
Par contre, nous avons été capables de récupérer certaines médiocrités qui sont devenues des qualités car ce film s’y prêtait.
Dans tous les cas, je pense que j’ai réussi, avec la réalisatrice, à concilier la situation dans laquelle je me trouvais et le résultat qu’elle escomptait. Nous avons trouvé des solutions, pas à tout, bien sûr, il y a beaucoup de choses pour lesquelles je me suis trompé puisque c’est mon premier film en numérique, mais le film existe...

JFR - De plus, il y a quand même une chose très bizarre, c’est cette étape intermédiaire, le "shoot", qui transforme radicalement l’image selon des paramètres que l’on ne connaît pas.

JL - La captation des "Baigneuses" a été faite en DV et le film est en 35. De ce film 35 mm on a fait un interpositif 35 mm.
Mais lorsqu’il a fallu créer le master vidéo qui servira à faire les DVD et les PAD pour les chaînes, la chargée de production m’a proposé de refaire un master vidéo à partir de l’interpositif qui était lui-même issu d’un master vidéo. C’est donc un parcours bizarre, mais une expérience très intéressante.
J’ai étalonné le master vidéo issu de la prise de vues. Nous nous sommes régalés car les possibilités d’étalonnages sont formidables. Nous y avons passé six jours.
Après, il y a la découverte du positif d’après l’internégatif "shooté", ce qu’ils appellent "shoot", qui est un premier choc, car on obtient quelque chose de très différent donc il a fallu faire un autre étalonnage en 35.
C’était un deuxième film. Alors, il y a des images qui passent et d’autres non. Donc j’ai déjà essayé de comprendre pourquoi tout d’un coup, la vidéo a des bascules incohérentes que l’on ne maîtrise pas.
Puis on me propose de refaire un master vidéo à partir de l’argentique, je fais alors un troisième film car l’argentique génère une nouvelle image vidéo où les contrastes et la saturation sont différents.

Le DV et le "risque"

JFR - Pour "18 ans après", le fait qu’il marche ou pas n’a rien à voir avec le DV.
C’est le plus important, enfin, c’est ce que je pense profondément. Non, t’es pas d’accord, toi ?

JL - ...Non, je ne suis pas vraiment d’accord dans la mesure où je pense que tourner en 35 suppose d’assumer un plus grand nombre de risques.
En 35, on est obligé de se limiter dans le nombre de prises, donc le film est différent car il émane de quelqu’un qui raisonne différemment et qui prend des risques. Je pense que les risques sont générateurs de création, il y a création quand il y a risque et c’est le grand drame de la vidéo.
On ne prend pas de risques en vidéo, on est comparatif.

JFR - Non, pas du tout, je ne suis pas d’accord, ce n’est pas une histoire de risques.
Pour Coline, la mise en scène c’est une musique et s’il y a une seule fausse note, ça ne colle pas. C’est une espèce de perfectionnisme absolu au niveau du texte et au niveau du jeu et ça c’est aussi parce que Coline a fait énormément de théâtre.
Elle fait du cinéma comme elle fait du théâtre, c’est-à-dire qu’elle prend le texte, elle fait une lecture et puis avance progressivement en tâtonnant.

JL - Le risque, c’est aussi d’intégrer un certain nombre d’erreurs.
A un certain moment, les erreurs sont positives, elles humanisent les choses.

JFR - Ce perfectionnisme est dû à l’expérience du théâtre, c’est une espèce de recherche permanente comme au théâtre.
Elle fait aller les comédiens dans un sens puis dans un autre jusqu’à ce que la musique de l’acteur se superpose exactement avec sa musique et à partir de ce moment, c’est bon pour elle.

JL - Oui c’est une méthode.

JFR - Oui mais peut-être que, comme tu disais, il y a d’autres réalisateurs qui, avec trois prises, seraient arrivés au même résultat. Mais tu ne peux pas comparer car les deux réalisateurs ne tournent pas le même film.
Coline écrit ses films toute seule et quand elle marque une virgule, tu joues la virgule et pas un point-virgule. Elle dit d’ailleurs que la comédie, c’est une mécanique horlogère de laquelle il ne faut pas s’écarter et si on enlève une dent d’un pignon, ça ne roule plus. C’est sa conception.

JL - Elle a sûrement raison, d’ailleurs.

Le cadrage en DV

JFR - Alors, il paraît que tu as utilisé une paluche sur ton tournage. Raconte-moi.

JL - J’ai fait un système pendulaire sous la caméra avec un pied télescopique que j’ai adapté et au bout duquel j’ai placé la batterie de la caméra. La caméra était très stable, donc je pouvais cadrer avec l’écran LCD sur le côté.
La plupart du temps, quand c’était possible, j’essayais quand même de cadrer à l’œil.

JFR - Ça c’est une révolution. Avec la caméra DV, tu cadres en regardant l’écran LCD, caméra à hauteur du bassin et non plus caméra à hauteur d’épaule.
Il y a 30 cm de différence et ça change toute la perception des choses.

JL - Oui, j’ai eu beaucoup de mal à m’y faire. Quand on a des réflexes de cadrage avec un seul œil, on appréhende les scènes différemment.
Pour ce film, je souhaitais figurer un regard qui s’impose comme tel, c’est-à-dire que je ne voulais pas suivre les comédiens dans leurs mouvements, je les laissais constamment sortir du champ. Je cadrais comme on regarde les gens.
Je suis resté sur la focale de la DV (6-28 mm) qui correspond à un 40 en 35 mm. Ça m’a permis d’être très proche des comédiens.

JFR - Pour ma part, j’avais deux caméras, une DSR 500 et une PD 150 qui est une caméra d’amateur ou semi-professionnelle.
Mais je ne sais pas ce que ça veut dire, semi-professionnel, et quelle moitié de professionnel ça implique...
Donc on tournait à deux caméras en permanence, moi j’avais la DSR 500, je faisais tous les plans larges et la PD 150 faisait les gros plans.

Le rôle des assistants

JFR - Qu’est-ce qu’il faisait, ton assistant ?

JL - L’assistant vérifiait le point, les contours et le contraste sur le moniteur pendant la prise. Moi je n’allais pas voir, je préférais garder une certaine intégrité émotionnelle de la scène.
Pour le point, on a choisi de débrayer le point automatique, pour faire un point fixe lors de chaque scène.

JFR - Donc vous choisissiez ensemble le point avant de tourner ?

JL - Exactement, d’ailleurs le point était peu variable.

JFR - Moi, j’ai dit à la production que je voulais deux assistants et un stagiaire, comme en 35 mm. De toute façon, sur la DSR 500, il faut pointer comme sur une caméra 35.

La lumière en DV

JL - Toute la lumière a été faite avec des petites lampes à quartz type plafonnier de 25, 50, 75 W suivant les endroits. La lumière a été conçue avec le décorateur avant le tournage.
Lorsqu’on arrivait sur le tournage, le matin, la lumière était déjà prête. Evidemment, de temps en temps, je rajoutais un fluo de 45 cm qui faisait une brillance ou un effet particulier.

JFR - Tu n’avais pas d’électros, alors ?

JL - Si, j’avais un électro.

JL - Pour les extérieurs, j’ai eu des problèmes. Viviane et moi souhaitions une image fine et piquée en référence à l’historique de la rue Saint-Denis, mais c’est tombé à l’eau à cause de la faible résolution de la DV et du temps maussade.
Comme la production n’a pas voulu nous octroyer de journées de tournage supplémentaires, j’ai dû me débrouiller avec tout ce qu’on avait. J’ai donc choisi de désaturer l’image.
Par contre, les intérieurs me plaisent bien. On a travaillé, avec Viviane, des dominantes particulières, propres à la peinture.

JFR - La DV dans les basses lumières est absolument fabuleuse. Dans la grotte, je n’aurais pas pu tourner en 35 mm où il aurait fallu tout ré-éclairer, c’était un boulot colossal.
Les sources lumineuses principales étaient les lampes de poche que tenaient les comédiens et une mandarine en réflexion. Ensuite, j’ai travaillé des brillances sur les stalactites avec des 150 W.

JL - Les marchands de caméras DV écrivent sur leur catalogue qu’on n’éclaire pas avec la DV, mais c’est pas vrai : si tu n’éclaires pas, tu n’as pas d’image.

JFR - Ça dépend, on n’éclaire pas de la même façon et c’est une chose que je trouve intéressante.
J’ai fait deux films en DV, puis deux films en 35, et je me suis aperçu que ça avait changé ma manière d’éclairer le 35. Je n’éclairais plus au même rythme.
Je ne sais pas comment te dire, je ne sais pas pourquoi, en tout cas quand je me suis retrouvé sur un plateau avec une caméra 35, je me suis aperçu que j’éclairais beaucoup plus simplement et plus rapidement. Alors, peut être qu’avant, ce que je faisais était compliqué, j’en sais rien.
Pour "18 ans après", on s’est retrouvé dans une situation originale puisque d’habitude, on fait du DV pour des raisons économiques. Mais nous, c’était pour des raisons de mise en scène ; pas du tout pour des raisons financières.
Et paradoxalement la moitié du film est tournée en studio avec un décor énorme. Coline a voulu que l’appartement soit la copie conforme du décor de "Trois hommes et un couffin".
Donc j’ai vraiment dû tout rééclairer.

JL - Tu étais en référence avec le premier film, c’est une contrainte supplémentaire.

JFR - Oui, mais uniquement au niveau du décor, car au niveau du rendu, on ne pouvait pas obtenir la même chose.
Dans "Trois hommes et un couffin", c’était très diffusé, il y avait de la fumée tout le temps.
Pour "18 ans après", il n’était pas question de mettre de la fumée en DV ou d’avoir des "fogs" sur l’objectif. Il n’empêche qu’on s’est trouvé avec cette contradiction qui était qu’on tournait en DV avec 400 kW de lumière parce qu’il y avait 20 fenêtres dans le décor et que pour faire du jour avec 20 fenêtres, il faut les éclairer.
L’équipe déco a construit un appartement avec les plafonds comme en décor naturel.
l n’y avait aucune source de lumière à l’intérieur du décor, ou très rarement. Toute la lumière était sur jeux d’orgue, tous les effets étaient préparés.
On arrivait le matin et, en cinq minutes, la lumière était prête.

Conclusion

JFR - La question que je me pose par rapport à tout ça, c’est : « Est-ce que le public voit la différence ? ». C’est ça qui me tracasse.
Après "Chaos", j’ai rencontré plusieurs personnes qui n’avaient pas senti la différence entre le DV et le 35...
Est ce que tu penses que, lorsque les gags fonctionnent, on oublie le DV ?

JL - Oui, je pense que les gens qui trouveront le film drôle oublieront le DV..., a contrario de moi qui n’ai pas trouvé le film drôle car je n’ai pas réussi à sortir du DV.

JFR - Oui, c’est ça, c’est l’élément fondamental.