revue de presse

A propos d’"Alexandra" réalisé par Alexander Sokourov

« La politique ne m’intéresse pas », par Lorraine Millot, correspondante de "Libération"

Nous publions des extraits de l’interview réalisé par Lorraine Millot, correspondante du journal Libération, dans le cadre de la rétrospective de l’œuvre d’Alexander Sokourov, organisée par la Cinémathèque française .

  • Ce film est en Compétition officielle, le jeudi 24 mai 2007 à 8h30 et 22h.
"Alexandra" d' Alexander Sokourov
"Alexandra" d’ Alexander Sokourov


Votre nouveau film, Alexandra, tourné en Tchétchénie, sera montré en avant-première en France, bien avant d’être diffusé en Russie. Pourquoi ?

Je ne m’intéresse absolument pas à la distribution de mes films car cela ne dépend pas de moi. Chez vous, les réalisateurs décident de la diffusion de leurs films ?

Vous avez tourné Alexandra en Tchétchénie, au quartier général de l’armée russe, sous la protection du FSB (les services secrets russes)... Expliquez-nous !

Le film raconte l’histoire d’une grand-mère qui vient rendre visite à son petit-fils, officier. Elle vit à la caserne mais elle en sort aussi pour aller au marché. Elle rencontre des femmes tchétchènes, se lie d’amitié et leur rend visite chez elles. Elles discutent de leurs sorts respectifs et constatent qu’il n’y a pas de différences entre elles. Puis la grand-mère revient à la caserne, discute avec son petit-fils, avec d’autres soldats. Elle pose des questions, elle écoute, plus qu’elle ne parle. Dans ce film, il n’y a pas un seul personnage négatif. Il n’y a pas de conflit, pas un seul coup de feu, personne n’est tué. Les gens se comprennent. Le rôle principal de la grand-mère est joué par Galina Vichnevskaïa que j’admirais depuis longtemps comme cantatrice, comme citoyenne, et qui se révèle là une grande actrice…

Vous avez dit dans une interview à la presse russe que « les officiers du FSB ont fait des miracles » pour vous permettre de tourner ce film. En Tchétchénie, les officiers du FSB ne sont-ils pas surtout connus pour leurs exactions ?

Il était important pour moi de tourner dans le cadre réel de la Tchétchénie et non dans une autre république du Caucase, moins dangereuse, comme on le fait habituellement. Lorsque nous avons tourné là-bas, pendant un mois l’été dernier, il y avait encore des attaques contre des convois de l’armée, des explosions, des mines... C’est à ce moment-là que Bassaïev [chef de guerre des indépendantistes tchétchènes, responsable des attentats les plus meurtriers de ces dernières années, ndlr] a été tué, et l’on craignait des représailles. Pour pouvoir tourner, il nous fallait la protection des autorités et du FSB. Galina Vichnevskaïa vivait dans l’enclos des officiers du FSB à Grozny, dans un wagon spécialement aménagé, avec l’eau chaude en permanence, où elle pouvait prendre une douche [un luxe en Tchétchénie aujourd’hui encore, ndlr]. Elle était accompagnée sur les lieux de tournage par une escorte des meilleurs officiers du FSB, qui se sont avérés des gens extrêmement courageux et professionnels.

Ne craignez-vous pas que votre public occidental, pour qui la Tchétchénie évoque aussitôt les crimes de l’armée russe, ne soit choqué ?

Je ne crains plus rien ! Mais vous me menez sur un terrain absurde. La politique ne m’intéresse pas, elle est primitive. Alexandra est un film artistique, c’est comme un conte. Celui qui y cherche le mal sera déçu. Ce qui m’intéresse, c’est l’esprit de paix de la population. En Tchétchénie, j’ai parlé surtout avec les femmes, des villes et des villages, qui sont le vrai trésor de ce peuple. Elles sont fortes, intègres, elles sont le sel de cette terre. Autour d’elles, les maisons sont en ruines, mais elles parlent sans aigreur, sans haine. Au Caucase, il n’y a pas un seul autre peuple qui soit aussi proche de la culture russe. Personne ne parle aussi bien le russe que les Tchétchènes. Vous voulez peut-être continuer à remuer sans cesse le souvenir des cruautés passées. Comme on pourrait le faire avec les Allemands pour les crimes de la Seconde Guerre mondiale. Mais les gens sur place veulent s’en sortir. Les coupables, de toute façon, seront bien punis : si ce n’est aujourd’hui, lorsqu’ils comparaîtront devant Dieu.

Vous avez voulu faire un film de réconciliation ?

Oui, j’en avais assez de voir sans cesse les gens se manger les uns les autres. Si vous préférez observer ça, que cela reste sur votre conscience ! Pour la Russie, la guerre est un thème encore très actuel. Le temps n’est pas encore venu où nous pourrons dire que la guerre, et les allusions à la guerre, appartiennent au passé. En Europe, vous avez déjà oublié ce qu’est la guerre, seuls les Balkans vous l’ont rappelé. Chez nous, la guerre est quelque chose de très présent. Le sort du peuple en Russie est beaucoup plus dramatique que celui d’autres peuples.

Faut-il en déduire que vous êtes un admirateur de Vladimir Poutine et de sa politique de reconquête armée de la Tchétchénie ?

J’ai eu l’occasion de dire en face à Poutine tout ce qui ne me plaît pas aujourd’hui en Russie. L’agressivité à la télévision, l’absence de société civile, l’américanisation de la culture, la déshumanisation des rapports sociaux, le chômage... Aujourd’hui, notre peuple régresse. Des millions de gens vivent dans la misère, sans aucune perspective d’avenir. La spéculation immobilière fait monter les prix des logements à un niveau criminel. C’est le deuxième crime d’Etat, après la façon dont on avait manqué de se préparer à la Seconde Guerre mondiale. Quand j’ai dit tout cela à Poutine, tout le monde autour baissait la tête. Ce n’est pas bon quand, dans un pays, les gens ont peur d’émettre la moindre critique.

Comment expliquez-vous que vos films soient si appréciés en Occident... et si méconnus en Russie ?

L’état d’esprit est très différent en Russie. Ici, les gens sont encore en état de crise aiguë, économique et psychologique. Tout est en mouvement, sans que l’on sache vraiment où l’on se dirige. Rien n’est encore sûr, solide. Et puis, je ne participe pas beaucoup aux festivals. Ces grandes fêtes me paraissent indécentes quand on sait dans quelle pauvreté vit encore la société russe.

(Lorraine Millot, Libération, 18 avril 2007)