A propos de la reprise d’"Extérieur, nuit", de Jacques Bral

Par Jean-Luc Douin

La Lettre AFC n°195

Le Monde, 27 janvier 2010

On a dit et redit que Mai 68 n’avait pas engendré de films en phase avec l’époque. Dans les décennies qui suivirent, les manifs, grèves, débats, mais aussi l’empreinte laissée sur la société française ont néanmoins inspiré des œuvres mineures, aux héros hantés par le désenchantement, le désarroi de ne pas vivre dans un monde conforme à leurs désirs, voire habités par l’espoir de bousculer les mœurs.

Quelque peu oubliés, ces films, plus psychologiques que politiques, ont été un temps ce que l’on appelle " cultes " pour un public trop restreint. Parmi eux, Les Doigts dans la tête, de Jacques Doillon (1974), dans lequel un apprenti mécanicien s’arrêtait de travailler dès qu’il avait gagné un peu d’argent, et entraînait un ami boulanger dans une grève libertaire, avec apprentissage sexuel.

Il y a aussi Pourquoi pas !, de Coline Serreau (1977), qui campait un ménage à trois utopique, où Sami Frey incarnait un homme au foyer bisexuel. On retrouvera trace de cette ambition de changer de vie, en 1989, dans Un monde sans pitié, où Eric Rochant dépeint la génération suivante, en perte de repères après la chute des idéologies, film qui révéla un Hippolyte Girardot immature et insoumis, à-quoi-bonniste charmeur, sans job, persuadé d’être " un nul ".

Entre-temps, en 1980, sortit Extérieur, nuit, de Jacques Bral, qui reparaît aujourd’hui sur les écrans, avec des copies remastérisées. On y découvre un André Dussollier (Bony) jeune et fringant, à l’ironie désabusée, un Gérard Lanvin (Léo), auquel on croyait beaucoup alors, pour sa façon d’imposer un tempo blagueur. Et Christine Boisson (Cora), sa dégaine sauvage de petit mec et son regard noir, sa tache à l’œil.

Ces trois personnages appartiennent eux aussi à la catégorie des glandeurs. Léo et Bony se sont connus sur les barricades de 1968. Ils sont aujourd’hui chômeurs. L’un a plaqué son " boulot à la con " dans une agence de pub, l’autre alterne les jobs, quand l’urgence économique se fait pressante, et le désœuvrement végétatif (" Je vise l’immobilité de la pierre ").

Cora, elle, est une sorte d’Arletty des années 1980, jeune femme libre et farouche, toutes griffes dehors, chauffeuse de taxi occasionnelle et amante impossible à garder dans son lit : « Je ne cherche à plaire à personne et j’me fous de c’qu’on pense de moi. Je fais c’qu’je veux ! " Sans logis, Léo se fait héberger chez Bony. Il rencontre Cora et ne peut p »lus se passer d’elle.

Que nous raconte le film ? Rien d’autre que cela. Les dérives nocturnes de ces deux idéalistes aux ambitions artistiques en berne (Bony peine à écrire un roman, Léo a abdiqué ses prétentions de joueur de saxophone), et de cette nana prompte aux mouvements de karaté pour se défendre, économisant un fric pas toujours gagné dignement pour filer ailleurs, n’importe où, vers le sud.

C’est évidemment par dérision que Léo propose à Cora de l’épouser : « On prend un appart’ dans un HLM de banlieue, on fera une flopée de gosses, tu conduis un bus, moi je donnerai des leçons de piano. » Dans leur refus des conventions, trouveront-ils un plan commun ? Pas si simple. Entre « Quai des brumes » et « A bout de souffle », « Extérieur, nuit », dont l’écrivain Jean-Patrick Manchette apprécia le ton " néovaguiste " et Michel Audiard les dialogues spontanés, déroule son style en apesanteur.

Ce film parcourt les rues de Paris et les berges du canal Saint-Martin dans l’obscurité, file d’un bistrot à une piaule, échange des baisers en bagnole ou bavasse avec un noctambule (l’oublié Jean-Pierre Sentier, petit-bourgeois ayant décidé de " sortir de la file d’attente ").

Pas d’histoire donc, mais des personnages livrés " sans mode d’emploi ", des errances, des rencontres, un dialogue digne d’une partie de poker, du noir dehors et dans la tête, pas d’horizons. Des plans captés par Pierre-William Glenn. Une musique de Karl-Heinz Schäfer, du blues jazzy avec saxo langoureux au déchirement du tango. Et un final bercé par une voix off, façon Sautet, qui donne des nouvelles du trio quand " de l’eau a coulé sous les ponts, de l’eau de plus en plus sale et polluée ".

(Jean-Luc Douin, Le Monde du 27 janvier 2010)