Alain Levent, l’acrobate

par N. T. Binh

La Lettre AFC n°180

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J’ai connu Alain par ma sœur Minh-Tâm, qui était assistante d’Ariane Boeglin sur des films de Tavernier. Ariane est chef monteuse, et elle formait avec Alain un vrai " couple de cinéma " : pas un couple pour les feux des projecteurs et la une des magazines, non ! Un couple d’enfants du cinéma. Un couple de parents de cinéma comme tous les gamins cinéphiles rêvent d’en avoir (ils en ont de la chance, Martin et Marie ! Les miens m’ont dirigé vers la médecine…). Le public ne connaît pas le nom d’Alain : il fait partie de ces artistes de l’ombre dont le métier est la lumière.

Cela veut dire que d’abord, Alain, je l’ai connu sans le savoir. Dans des années 1970, quand je découvrais les films de la Nouvelle Vague, ceux des débuts d’Alain, c’étaient déjà des œuvres de cinémathèque et de ciné-club.
Entre-temps, il s’était essayé à la mise en scène, mais je n’avais pas vu Le Bar de la Fourche, et il poursuivait une carrière de chef opérateur un peu chaotique. En fait l’expression " poursuivait une carrière " est mal choisie. Pas de plan de carrière chez lui, juste la fidélité et la confiance de quelques-uns, l’ingratitude et l’oubli de quelques autres…

Après avoir été au générique, en tant qu’assistant caméra, puis cadreur, puis directeur de la photo des " films dont on parle ", ceux des débuts de Truffaut, Rohmer, Chabrol et Varda, ceux de la grande époque de Godard et Rivette, il travaillait maintenant sur les deux sortes de films dont on ne retient jamais le nom des techniciens : les succès du cinéma populaire comme ceux d’Édouard Molinaro, et les films-cultes d’auteurs confidentiels comme Jean-Daniel Pollet.
Cette polarisation va continuer dans les années 1980, où plus personne n’entend parler de lui, alors qu’il enchaîne les tournages : peu sollicité par le cinéma, Alain travaille pour la télévision, y réalise parfois des fictions, et accompagne de jeunes réalisateurs comme Laurent Heynemann, Bertrand Tavernier et Jean-Claude Guiguet.

Alain Levent n’est pas l’un de ces directeurs de la photo qui imposent leur " style ". D’une part, il se fond dans le désir du metteur en scène mais, d’autre part, s’emploie à capter les vibrations singulières du visage des comédiens. Sa caméra n’enjolive pas, elle révèle, elle humanise, elle approfondit.
La Nouvelle Vague a ses avantages : ces visages d’acteurs et d’actrices donnent le meilleur d’eux-mêmes dans une lumière souvent travaillée, mais " invisible ", naturelle comme les décors qui les entoure.

Grand amateur et connaisseur des stars hollywoodiennes de la grande époque, il filme les actrices de façon mémorable, mais ce n’est pas le glamour qu’il capte chez elles, c’est une vérité blessée et juste, celle des films de Rivette par exemple : Anna Karina dans La Religieuse ou Bulle Ogier dans L’Amour fou. De même, les visages masculins qui l’intéressent ont du " caractère ", ils affichent la dissymétrie anguleuse de séducteurs marginaux : Jacques Brel, bien sûr, le complice et l’ami, mais aussi l’épatant Claude Melki, L’Acrobate de Pollet.
Cet étrange contraste se trouvait déjà dans le premier long métrage dont il (co)signe la photo, Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda (1962), entre le visage lisse mais écorché de Corinne Marchand et celui encore jeune, mais déjà marqué par l’expérience, d’Antoine Bourseiller.

Une autre caractéristique d’Alain se devine en parcourant les titres de sa filmographie : l’engagement. Les causes généreuses lui donnaient des ailes. Pour lui, faire du cinéma était une manière de désobéissance civile, et les sujets des films qu’on lui proposait interrogeaient la société de leur temps : l’intolérance (La Religieuse), la colonisation (Loin du Vietnam), la torture (La Question), la spéculation immobilière (Des enfants gâtés)… à chaque fois, ces titres sont parmi les plus " politiques " de leurs auteurs.
Cet engagement, Alain Levent lui a été fidèle jusqu’à la fin. Conjugué à un esprit aventurier, il lui a permis, ces dernières années, de tourner, parfois à l’étranger et dans des conditions difficiles, au service de cinéastes singuliers et révoltés comme Nouri Bouzid, Mehdi Charef, ou Randa Chahal Sabbag.

Alain avait l’impression que, souvent, les cinéastes qu’il avait accompagnés tendaient à l’oublier, à ne pas le rappeler – c’est sans doute moins vrai de réalisateurs de télévision, comme Pierre Boutron. Mais cela lui aura permis de continuer à travailler avec de nouveaux talents, à qui il proposait toujours généreusement son expérience et son amitié.
Je l’ai moi-même fait travailler, il y a des années, sur un film d’entreprise. Une commande certes, mais dans laquelle il s’est investi comme si c’était un long métrage. J’ai découvert un autre Alain que celui des dîners cinéphiliques et détendus : un technicien concentré, attentif, à la fois angoissé et sûr de lui, un peu intimidant. Et j’ai eu le plaisir d’accueillir comme second assistant opérateur son fils Martin, alors âgé de 14 ans : c’était son premier tournage en 35 mm, et ce fut mon dernier !

Ces derniers temps, avec Alain et Ariane, on se voyait moins. Mais on s’appelait régulièrement, et on essayait de dîner ensemble deux fois par an. On parlait cinéma, bien sûr, de ses films, de mes articles dans Positif : je me réjouissais de voir son nom à un générique ; il commentait mes critiques.
Je le savais malade, très malade, il m’avait appelé au début de l’année pour me raconter ce qui lui arrivait. Il était content d’un entretien avec lui que Positif venait de publier, dans un dossier consacré au zoom. Il partageait mon enthousiasme pour There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson.
Quand ma sœur et moi l’avons invité à une fête d’anniversaire, le 19 avril dernier, c’était sa première vraie sortie depuis longtemps. Malgré son amaigrissement, nous avons retrouvé sa joie, son enthousiasme et sa petite lueur pétillante dans l’œil, surtout après la projection d’un chef-d’œuvre muet de King Vidor, La Foule (1928).

Je me suis alors rappelé un tournage qu’il m’avait raconté, peut-être le plus impressionnant de toute sa carrière. Ce n’était pas un long métrage. C’était en 1967, le documentaire d’André S. Labarthe sur Josef von Sternberg, pour la légendaire collection " Cinéastes de notre temps ". Tu te rends compte, éclairer Sternberg, le maître de la lumière hollywoodienne, qui avait filmé Marlène Dietrich et signé lui-même l’image de films comme La Femme et le pantin, maintenant devant la caméra, sur un tournage fauché en 16 mm, avec un jeune chef op et trois gamelles…
Et pourtant, me disait Alain, le grand cinéaste s’était montré courtois, bienveillant même, devant les efforts de ce jeunot éperdu d’admiration ; après sa période de gloire, Sternberg avait connu des périodes plus sombres, des tournages moins prestigieux ; il ne demandait désormais qu’à faire partager son talent aux générations futures. C’est cette même attitude, consciemment ou non, qui a par la suite guidé Alain dans son rapport à des metteurs en scène plus jeunes et plus inexpérimentés que lui.

Quelques jours avant ses obsèques, Ariane m’avait téléphoné pour me demander de prendre la parole pour évoquer le souvenir d’Alain. Il y avait du monde. Au début, personne ne se manifestait ; Ariane m’a fait un petit signe confiant. J’ai donc été le premier à monter sur l’estrade. Pas évident. La gorge un peu nouée. Et puis une fois en place, je me suis mis à parler, de façon informelle, comme si Alain était encore là. J’ai l’impression qu’ensuite, cela a incité d’autres amis, des parents, des admirateurs, à venir s’exprimer alors qu’ils ne l’avaient pas prévu. Sa fille aînée, que je n’avais jamais rencontrée, a lu les vers du poème de Wordsworth qui terminent La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan, alors que le bouleversant visage de Natalie Wood (l’une des actrices préférées d’Alain), éclairé par Boris Kaufman, illumine l’écran.
Quelque chose de très fort a été partagé ce jour-là, entre des personnes qui venaient de mondes différents, et ne se connaissaient pas forcément auparavant. On avait la sensation qu’Alain nous écoutait, que sa présence bondissait et rebondissait parmi nous, avec la rondeur de son sourire, la douce fermeté de sa voix, l’acuité anxieuse mais bienveillante de son regard.

N.T. Binh est membre du comité de rédaction de la revue Positif, sous la plume de Yann Tobin.