Alexis Kavyrchine, d’autres vies que la sienne

Par Ariane Damain-Vergallo pour Leitz Cine Weltzar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°294

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Alexis Kavyrchine a toujours été très reconnaissant à ses ancêtres russes de lui avoir donné ce nom et ce prénom tout droits sortis d’un livre de Dostoïevsky ou de Tolstoï et aussi cette haute stature, ces cheveux blonds et ces yeux bleus dont, par chance, il a également hérités.

Avec ce nom et ce physique typiquement slaves, une aura romanesque l’avait entouré durant toutes ses années de collège et de lycée dans cette banlieue de l’Ouest parisien qui n’abrite pas tant que ça de tels spécimens. A l’époque, il avait goûté à cette notoriété avec parcimonie car tout dans son éducation le poussait à une certaine humilité. Encore maintenant il a parfois l’impression que son nom charme bien avant qu’on ne le rencontre et il ne parle même pas le russe.
Son grand-père a fait partie de ces gens « balayés par l’histoire », fuyant la révolution russe de 1917 et s’établissant avec sa femme, d’origine polonaise, en Algérie française. Un fils unique y était né, le père d’Alexis Kavyrchine.
Puis toute la famille était revenue en France, à l’aube des années 1950, bien avant que la guerre d’Algérie ne les y eut contraints avec la violence que l‘on connaît.

Les racines russes et les migrations subies ont ensuite été dépassées par ses parents, tous les deux ingénieurs, élevant leurs quatre enfants dans le goût du bonheur. Une enfance aimante et cultivée lui permet, à l’âge où l’on se choisit un avenir, de s’orienter vers un des métiers du cinéma dont il s’imagine qu’il lui donnera la possibilité de vivre mille vies. Chef opérateur. Une profession de rêve qui fait de vous le collaborateur direct de cinéastes qui vous emmènent dans les confins de leur imaginaire, vous y transportant avec une passion et une exigence qui exaltent, jusqu’au vertige, votre propre existence.

Alexis Kavyrchine - Photo Ariane Damain-Vergallo - Leica M, 100 mm Summicron-C
Alexis Kavyrchine
Photo Ariane Damain-Vergallo - Leica M, 100 mm Summicron-C

Alexis Kavyrchine passe ensuite le concours de l’Ecole Louis-Lumière, dont le prestige rassure ses parents. Après deux tentatives qui le rapprochent du succès et l’incitent à persévérer, la troisième sera la bonne et il intègre enfin l’école qui se trouve alors à Marne-la-Vallée.
Il quitte le domicile familial pour une petite chambre à Paris. Ce sont des années de bonheur et de découverte à l’issue desquelles il effectue son service militaire au service audiovisuel de la Gendarmerie, un an avant sa suppression par le président Jacques Chirac en 1996 !

A cette époque - au vingtième siècle donc - les stages n’étaient pas encore une pratique institutionnalisée et c’étaient les services de l’Etat qui profitaient à plein de cette main d’œuvre audiovisuelle qualifiée et non rémunérée. Cela permettait aussi aux jeunes hommes issus des écoles de cinéma de se faire la main dans le domaine de la vidéo - une matière alors peu enseignée à l’Ecole Louis-Lumière - pendant les dix mois que durait alors le service militaire. Ils y apprenaient aussi la patience, une vertu cardinale pour qui veut faire du cinéma.

Alexis Kavyrchine devient ensuite assistant caméra mais « trop bordélique et dissipé », il doit renoncer à continuer dans cette voie et décide de devenir directement chef opérateur.

Les reportages pour une chaîne météo et une chaîne musicale ainsi que de nombreuses captations de concert de musique classique sont ses premiers gagne-pain. Dans le même temps il fait énormément de documentaires et de courts métrages - une quarantaine - qui lui permettent d’asseoir une réputation de jeune chef opérateur de talent qui s’adapte à toutes les situations avec endurance et ténacité. « C’est un métier où il faut tenir bon. »
Il voyage, découvre le monde et la société à travers des documentaires sur des sujets aussi divers que l’hôpital psychiatrique, les mathématiciens ou la prison.
Dans le même temps, il fonde une famille à l’âge de vingt-neuf ans, ce qui paraît presque jeune tant l’incertitude tout comme l’euphorie qui président généralement aux tout débuts d’une carrière de chef opérateur dans le cinéma reportent ce genre de décision mais Alexis Kavyrchine est du genre à être confiant dans la vie.

En 2004, presque dix ans jour pour jour après sa sortie de l’Ecole Louis-Lumière - il a alors trente-deux ans - il a enfin l’occasion d’éclairer un premier long métrage de cinéma, Les Petites vacances, d’Olivier Peyon.
Ces années-là voient l’apparition d’une espèce hybride de chef opérateur qui vit à la fois la fin du cinéma argentique en 35 mm et l’arrivée fracassante du numérique. Et cela va très vite.

En 2012, l’ensemble du parc de salles de cinéma passe au tout numérique et les chefs opérateurs sont priés de s’adapter manu militari. Alexis Kavyrchine fait donc partie de cette génération de cinéastes qui a eu la lourde tâche d’inaugurer l’ère du numérique.
Il éclaire ensuite les films singuliers et exigeants de réalisateurs tels Thomas Salvador, Vincent n’a pas d’écailles, Emmanuel Finkiel, Je ne suis pas un salaud, Cédric Klapisch, Ce qui nous lie, et récemment Chanson douce, de la réalisatrice Lucie Borleteau, et La lutte des classes, de Michel Leclerc.

Sur le film de Cédric Klapisch Ce qui nous lie - un titre qui est presque une déclaration - il a travaillé avec des optiques Summilux-C de Leitz.
« J’adore. La définition et la douceur, le côté compact aussi. »

En 2016, il participe au film de Kiyoshi Kurosawa intitulé Le Secret de la chambre noire, une ode à la photographie et à la lumière. Ce tournage en Scope permet à Alexis Kavyrchine d’explorer tout un pan du cinéma, le cinéma fantastique. Les films sombres comme Le Secret de la chambre noire sont, pour les chefs opérateurs, des occasions somme toute paradoxales de démontrer leur virtuosité.
Le réalisateur Kiyoshi Kurosawa a bâti son film avec des plans fixes et larges que la lumière d’Alexis Kavyrchine sculpte en une géométrie rigoureuse. Dans ce thriller haletant bien que lent et immobile, les images se succèdent comme une série de tableaux entraînant le spectateur à s’interroger sur la mort et sur la photographie, cet art qui permet de fixer le temps à jamais.

Un an plus tard, il collabore au film étincelant d’Emmanuel Finkiel La Douleur, tiré du roman de Marguerite Duras du même nom. Avec un sens inouï du contraste et une véritable science de la répartition des masses sombres et des masses claires au sein de l’image, il signe une photo digne des plus grands chefs opérateurs.
Et pourtant le dispositif de tournage choisi par Emmanuel Finkiel était loin d’être facile pour Alexis Kavyrchine et son premier assistant à la caméra, Laurent Pauty. Pas de projecteur sur pied et une caméra sur le qui-vive allant chercher en permanence les émotions sur les visages des comédiens, où qu’ils se trouvent dans le décor.
Le réalisateur souhaitait en effet s’immerger dans chaque scène comme si toute notion de temps était abolie et qu’il se retrouvait dans les années 1940 quand Marguerite Duras (interprétée par Mélanie Thierry), jeune écrivaine et résistante, attendait - dans une insondable douleur - des nouvelles de son mari interné dans le camp de Dachau.

Malgré l’intensité de tels longs métrages, Alexis Kavyrchine assume un goût de l’éclectisme qui le pousse à toujours retourner vers le film documentaire - une école qui l’a formé - avec des films comme Tous au Larzac et Les Lip, l’imagination au pouvoir, de Christian Rouaud.
Et l’on se dit que l’oracle « Connais-toi toi-même » gravé par les Grecs sur le temple de Delphes est définitivement peu approprié à sa vie tant son refus de l’introspection a également l’air de lui réussir.

Il a fait sienne la phrase non moins lapidaire du philosophe Clément Rosset dans son ouvrage Loin de moi : « Moins on se connaît et mieux on se porte », et il vit toutes les vies qu’il ambitionnait d’avoir jeune homme aux côtés de cinéastes d’exception.
Son seul regret est de devoir parfois refuser les projets qu’on lui propose.

« Je suis curieux de tout, j’aurais envie de tout faire et de tout accepter. »