Anesthésié par la couleur

Darius Khondji, AFC, ASC, parle de son travail sur "Too Old To Die Young", de Nicolas Winding Refn

par Darius Khondji

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Retenu par le tournage nocturne du nouveau clip de Thom Yorke, Darius Khondji, AFC, ASC, n’a pu faire qu’un rapide aller-retour sur la Croisette pour voir des films. Trop tard, en tout cas, pour assister à la projection au Grand Théâtre Lumière d’une partie de la série "Too Old To Die Young", qu’il a photographiée, avec Diego Garcia, pour Nicolas Winding Refn. Il a quand même trouvé le temps de nous parler, au téléphone, de ce tournage à Los Angeles... (FR)

Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce nouveau projet de Nicolas Winding Refn ?

Darius Khondji : J’ai rencontré Nicolas Winding Refn à Cannes il y a deux ans lors d’un déjeuner organisé par Kodak. On s’est tout de suite mis à se parler de nos iPhone, ce qui veut dire que le contact s’est super bien passé entre nous ! Quelques semaines plus tard, il m’a appelé pour me proposer ce projet de mini-série qu’il avait avec Amazon. Pour lui, il était clair, dès le départ, que ce ne serait pas une série de petits films mais bien un seul film d’une dizaine d’heures, avec un travail presque expérimental sur le cadre, la lumière et la couleur. C’est pour cette raison qu’il souhaitait que je sois présent pour l’intégralité du tournage. Finalement, après quelques rebondissements d’emploi du temps (un autre film sur lequel je m’étais auparavant engagé), j’ai quand même pu assurer la première moitié du tournage (cinq épisodes), confiant à Diego Garcia la suite et la conclusion de l’histoire.

Des références pour ce film ?

DK : Je le dis souvent, mais ma première source d’inspiration quand je filme, c’est la musique. Nicolas Winding Refn est lui aussi sur la même longueur d’onde. Il m’a fait écouter plusieurs morceaux pour préparer Too Old To Die Young et c’est souvent sur la base de sensations musicales qu’on va se lancer dans telle ou telle scène. L’autre chose pas commune avec Nicolas, c’est qu’il est daltonien. Sa perception des couleurs est complètement déformée, et j’ai dû en quelque sorte apprendre à la décoder pour travailler. L’idée étant de photographier ce film pour lui - et pour moi - en se calant sur sa propre vision. Je lui ai montré par exemple des photos couleur des années 1970 de Stephen Shore que j’aime beaucoup et qui me semblaient une base de départ pour certaines séquences... Et on a échangé précisément sur les couleurs... C’est là que je me suis aperçu qu’il ne voyait, par exemple, pas du tout les bleu-gris...

Peu à peu, une palette de couleurs primaires s’est mise en place, avec au centre le rouge comme leitmotiv. Contrebalancées souvent par des complémentaires dans le même plan. Ça m’a fait aussi penser aux films de Godard des années 1960, et l’utilisation des couleurs qu’il faisait alors...

Los Angeles est également au cœur de la série...

DK : Un endroit qui s’est révélé à moi incroyablement riche en matière visuelle. Et Meurtre d’un bookmaker chinois, tourné entre autres dans le même quartier, a été une référence pour son utilisation des lieux. Nicolas Winding Refn adore aussi la ville vue depuis les intérieurs voiture et le scénario n’échappait pas à la règle... On a mis au point une stratégie commune entre image et mise en scène pour alléger au maximum le tournage de ces scènes et ne pas faire appel à l’artillerie lourde hollywoodienne. Pour cela, on a décidé de faire conduire réellement les comédiens, de tourner en caméra à l’épaule avec une Arri Alexa Mini bien calée pour que ça ne bouge pas trop, et d’éclairer avec une structure installée sur le toit du véhicule composée de huit tubes Astera sur la périphérie du toit, contrôlés à distance par console.

Le gros avantage de ces sources, c’est qu’elles nécessitent très peu de câblages, elles sont autonomes en alimentation. Et surtout on peut, en direct, les contrôler par WiFi en couleur (RVB) et en intensité. Mon cadreur était donc seul dans la voiture avec les comédiens, tandis que nous suivions dans un van technique et contrôlions en direct la lumière et les couleurs sur le retour vidéo. On aboutit dans ces plans à un côté très "Nouvelle Vague" pour la liberté de cadrage et le naturel de la conduite, associé à un rendu pourtant très stylisé et finement ajusté.

La lumière orange nocturne de la ville est assez éloignée de l’effet sodium qu’on voit à Paris par exemple...

DK : La tonalité de l’éclairage urbain est un orange qui tend vers le rouge. Un effet sodium déformé pour rejoindre cette couleur sang qui marque la série.
Pour éclairer ces nuits, j’ai principalement fait appel à des tubes Astera, comme pour les voitures ou à des projecteurs Digital Sputnik pour faire des lumières industrielles, à distance, descendus sur dimmer ou au contraire très forts selon les effets... J’ai aussi utilisé des Arri SkyPanels plus près des comédiens et quelques HMI traditionnels pour les scènes de jour, toujours copieusement diffusés comme à travers du Magic Frost qui est mon diffuseur favori.

On est frappé à la vision de ces deux épisodes de l’utilisation quasi systématique de glaces ou de vitres dans les décors... parfois complètement inattendues.

DK : On aimait beaucoup avoir des personnages qui puissent être filmés à travers des vitres ou en réflexion, sans qu’on arrive à identifier exactement la situation. On a donc souvent demandé à la déco de placer des glaces ou des parties vitrées dans les décors pour s’appuyer dessus. Couper l’espace avec des parois, créer des compartiments presque invisibles qui se révèlent avec les reflets...

Quelle a été votre configuration à la caméra ?

DK : Nous avons tout tourné avec une Arri Alexa XT 3,4K en "open gate", associée à deux Arri Alexa Mini selon les mises en place. Nicolas détestant le Steadicam, il n’y a que des plans en machinerie "traditionnelle", à la dolly, parfois sur rail. C’est Andy Shuttleworth, (Boogie Nights, au cadre) qui a cadré la série et j’ai beaucoup apprécié sa manière de travailler, lui aussi venant de la musique (il est également batteur). On a beaucoup travaillé au 35 mm et au 40 mm, plutôt qu’au 21 mm ou au 18 mm, que Nicolas affectionnait auparavant. Je voulais que face à ce déferlement de couleurs, le cadre soit plus sobre, plus "bressonien". En fait, sur chaque film, j’ai besoin de me sentir un peu hanté par quelqu’un. Ressentir avec moi un ou des pères de cinéma. Et sur cette série c’était Robert Bresson... Avec ce côté assez frontal des longs plans et ces focales plus longues. Je ne sais pas qui va voir ça... mais oui, il y a du Bresson là-dedans ! Et puis je dois aussi citer Antonioni pour le côté anti-dramatique des plans... J’ai beaucoup pensé à eux en tournant cette série.

Et les optiques ?

DK : J’avais envie d’une certaine patine ancienne à l’image pour contrebalancer l’aspect très contemporain des décors et me rapprocher un peu de ma "zone de confort" qu’est le tournage en film. En quelque sorte, ramener un peu du look "Polaroïd" dans cette image numérique de l’Alexa. La série Vintage de Panavision a été la réponse, avec deux avantages qui me semblaient incontournables : la grande ouverture et les possibilités de mise au point rapprochée. Deux critères remplis par ces optiques que j’ai utilisées souvent aux alentours de 2 d’ouverture, avec une caméra réglée à 1 200 ou 1 600, et parfois 2 500 ISO. Ces séries d’optiques doivent, selon moi, être utilisées dans cette zone d’ouverture car sinon, dès qu’on les ferme au-delà de 2,8, elles perdent toute leur personnalité et ressemblent à n’importe laquelle des séries modernes d’objectifs. Entre 1,4 et 2,5, ces objectifs amènent une fragilité à l’image, une vibration dans l’air que j’aime bien même pour les projets contemporains.

C’est amusant, José Luis Alcaine, le chef opérateur d’Almodovar, pense exactement le contraire !

DK : Pour moi, il n’ y a que quelques exemples au cinéma où la profondeur de champ est extraordinaire... Chez Welles, Ozu et quelques autres cinéastes bien sûr, mais la plupart du temps, je trouve que les films gagnent en ambiance en conservant des arrière-plans pas complètement nets. Ça dépend entièrement du cinéaste, et je pourrais sans doute m’imaginer demain faire un film à 11 de diaph si on me le demandait... Enfin, je n’en suis pas si sûr ! Peut-être bataillerais-je quand même un peu avec lui avant pour être vraiment sûr de mon coup !

Vous voyez, je trouve ça génial que les avis divergent tant dans le cinéma. Sinon on ferait tous la même image. C’est très excitant pour moi de voir des choses que je ne sais pas faire... et d’échanger des points de vue. C’est bien la preuve que le cinéma est un art complexe et vivant.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)