Antoine Héberlé, là-bas

Par Ariane Damain-Vergallo pour Leitz Cine Weltzar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°297

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Grenoble est une ville des Alpes cerclée de hautes montagnes d’où l’on ne voit jamais l’horizon. À la saison froide, le soleil peut ainsi apparaître puis disparaître brutalement plusieurs fois par jour.

Antoine Héberlé qui y a passé son enfance a donc acquis par la force des choses une fine connaissance de la course du soleil qui allait beaucoup lui servir plus tard. Adolescent, il s’échappait de la "cuvette" dès qu’il le pouvait pour grimper vers les sommets et admirer des points de vues spectaculaires.

Il faut s’imaginer Grenoble dans les années 1970. Les gamins étaient tous des sportifs aguerris, des as du ski et de l’escalade se frottant à l’école aux enfants d’immigrés qui arrivaient en masse de l’Italie toute proche.
Antoine Héberlé est alors un enfant de 8 ans scolairement brillant mais assez bravache pour dire "merde" à son instituteur qui lui reproche d’avoir mal parlé à un petit camarade italien. Il se trouve que l’instituteur en question est un ancien résistant de la guerre de 39-45 pour qui l’amitié entre les peuples n’est pas un vain mot. La sanction ne se fait pas attendre et Antoine Héberlé est obligé de s’agenouiller sur une règle dans la cour de l’école, aux yeux de tous, et demander pardon. Au lieu de déclencher sa fureur, cette humiliation est comprise et acceptée.
Il admire même finalement cet instituteur, un humaniste engagé, et il aimera toujours l’Italie d’un amour chimiquement pur.

Au collège il découvre le cinéma à travers des films comme Padre Padrone, des frères Taviani, où, là aussi, un enfant se rebelle contre la tyrannie des adultes.
Plus tard il se voit guide de haute montagne. Des explorateurs comme Haroun Tazieff ou Paul-Émile Victor sont ses dieux vivants. S’imaginer, comme son père, partir au bureau chaque matin l’horrifie et il ne se voit pas exercer un autre métier qu’en plein air, en toute liberté, avec les sensations délicieuses du vent, du froid et du soleil et le regard qui porte au loin.

Antoine Héberlé - Photo Ariane Damain-Vergallo - Leica M, Summicron-C 100 mm
Antoine Héberlé
Photo Ariane Damain-Vergallo - Leica M, Summicron-C 100 mm

Alors qu’il est adolescent, il a la chance - mais il ne s’en rend alors absolument pas compte - de pouvoir passer de temps à autre sur le tournage du film La Femme d’à côté, de François Truffaut, avec Fanny Ardant et Gérard Depardieu qui a lieu dans son village. L’ambiance du plateau lui plaît, Depardieu l’impressionne et il entrevoit un ailleurs possible, un autre métier que celui d’ingénieur que ses parents imaginent pour lui.
Faire de la photo devient un moyen romanesque d’y parvenir peut-être.
À 16 ans, il est capable de partir en stop jusqu’à Venise afin d’attraper les lumières de nuit sur la lagune, changeantes et mystérieuses, tenter de rentrer en France et finalement s’endormir au petit matin dans une cage d’escalier à Bardonnecchia, juste avant la frontière.
Après le baccalauréat, il entre à la fac pour faire des maths et de la physique, ce qui lui permet, l’année suivante, de réussir sans trop de difficulté le concours de l’Ecole de cinéma Louis-Lumière. La vocation de guide de haute montagne n’a pas résisté à l’adolescence.
À Paris, il emménage avec des amis de Grenoble et file les fins de semaine en Normandie se délecter d’horizons sublimes. Enfin.
L’École Louis-Lumière se situe alors rue Rollin et les cinémas du Quartier latin tout proche y accueillent gratuitement les étudiants. C’est l’occasion pour lui d’enrichir sa cinéphilie, à l’époque encore assez pauvre, ce que n’avait pas manqué de remarquer avec malice le professeur de réalisation, Pierre Maillot, qui l’appelait (affectueusement) le « crétin des Alpes. »

Car Antoine Héberlé s’imagine encore vouloir filmer la montagne en mêlant ses deux passions, l’escalade et le cinéma, et il se garde bien de s’autoriser à avoir le moindre rêve de devenir chef opérateur de long métrage. Et effectivement, son premier travail d’assistant caméra consistera à tenir au bout d’une corde de vingt mètres de long (ce que soit dit en passant peu de personnes peuvent se vanter d’avoir fait) le chef opérateur Thierry Arbogast sur un film d’escalade bien avant qu’il ne soit devenu célèbre en éclairant les films de Luc Besson.
Antoine Héberlé devient l’un de ses assistants caméra tout en travaillant aussi à la télévision, sur des films institutionnels et même sur des courts métrages comme chef opérateur. « J’ai un côté touche à tout. »
L’optimisme, la foi dans le cinéma et l’énergie déployés à cette époque gagnent sa vie personnelle puisqu’il devient père à seulement 24 ans.
Il est enfin assistant caméra sur un long métrage, le film d’Éric Rochant Un monde sans pitié, un film générationnel qui rencontre un grand succès auprès du public.
Mais sa carrière d’assistant tourne court car il rencontre alors « une bande de dingues », des fous de rock alternatif avec qui il va faire ses premières armes de chef opérateur sur les clips de La Mano Negra, VRP et Noir Désir.

Nous sommes dans les années 1990, son nom circule parmi de jeunes et talentueuses réalisatrices, Laetitia Masson, Émilie Deleuze, issues de La Fémis, et aussi Laurence Ferreira Barbosa qui lui offre de faire la lumière sur un long métrage dont on va beaucoup parler Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel avec Valeria Bruni Tedeschi et Melvil Poupaud.
Comme son père est par hasard à Paris le mercredi de la sortie du film, ils assistent tous les deux, le cœur serré par l’impatience, à la projection au cinéma Pathé Hautefeuille. Le père d’ Antoine Héberlé, qui ne connaît rien à ce métier, est pourtant saisi par l’évidence du choix de son fils. À 29 ans et presque malgré lui, il est devenu chef opérateur de long métrage.
Conscient de sa jeunesse, il avance avec d’infinies précautions. « J’ai toujours été dans une recherche, une incertitude qui paradoxalement me permettent d’avancer et de prendre des risques. »

La réalisatrice Laetitia Masson l’incite aussi à une grande liberté même sur un projet important. Lors des repérages, il apprend à s’imprégner de la lumière des lieux et à en tirer profit au tournage pour trouver « une fantaisie et une grâce. »
Sur le film Love Me, de Laetitia Masson, une table lumineuse avec le portrait translucide du célèbre rocker Elvis Presley avait même servi pour renvoyer des lumières colorées sur le visage de Sandrine Kiberlain. Le hors-champ d’un tournage est parfois inattendu.

Dans les années 1980, les chefs opérateurs Bruno Nuytten et Nestor Almendros avaient commencé à préférer une lumière juste à une lumière ostentatoire et à styliser la lumière naturelle. Vingt ans plus tard, les caméras numériques vont obliger chacun à réinventer sa manière d’éclairer dans une économie différente.
Quand Antoine Héberlé n’a pas les moyens de construire une lumière il « cadre la lumière » pour donner de la force à l’image. « Je ne cherche pas une lumière tape-à-l’œil mais une lumière juste qui mette le naturel en spectacle. »

Une nouvelle génération de réalisateurs, parmi lesquels Alain Guiraudie, Stéphane Brizé et Thomas Litli, aime ce travail inspiré d’Antoine Héberlé.
Quand il tourne en numérique, il fait très attention à la texture de l’image et a ainsi utilisé les objectifs Summilux-C de Leitz sur l’excellente série française "Hippocrate", de Thomas Litli avec Louise Bourgoin. « C’était important d’avoir une image à la fois précise, constante mais avec cette rondeur, cette beauté des objectifs Leitz. »

Plus de trente films plus tard, le parcours d’Antoine Héberlé est jalonné de récompenses. En 2005 le film Paradise Now, d’Hany Abu Assad, obtient le Golden Globe du meilleur film étranger et le prix Vulcain de l’Artiste-Technicien lui est attribué lors du Festival de Cannes 2013 pour le film Grigris, de Mahamat-Saleh Haroun, enfin, en 2015, il reçoit le prix Lumière de la CST.

Ses tournages l’emmènent souvent au-delà des frontières, comme sur ce film d’Alireza Khatami, Les Versets de l’oubli, tourné au Chili et qui l’a profondément marqué. Un film franco-chilien-néerlandais-allemand tourné en espagnol !
Jamais, quand il grimpait, enfant, dans le massif du Vercors, Antoine Héberlé n’aurait pu imaginer ni même rêvé une seule seconde que le cinéma l’emmènerait aussi loin, par delà l’horizon.
Là-bas.