Cannes 2018, avec un petit recul…

Par Vincent Lowy, membre du jury du Prix Vulcain

La Lettre AFC n°287

Merci Ô Pierre-William, Moira et Myriam, grâce à vous j’ai eu la chance de participer au jury du Prix Vulcain de la Commission supérieure technique, qui était cette année composé outre moi-même d’Aline Rolland, d’Isabelle Gibbal-Hardy (c’était notre présidente), de Louise Vandeginste, d’Alain Besse et de Patrick Bézier. Nous avons choisi de couronner Shin Joom-hee, directrice artistique du film Burning, de Lee Chang-dong, film magnifiquement photographié par Hong Kyung-Pyo. Le même jour, ce film était consacré par le prix FIPRESCI de la Fédération internationale des critiques de cinéma. Et totalement ignoré par le palmarès de la Compétition. Comment en est-on arrivé là ?
Les six membres du jury du Prix Vulcain - De g. à d. : Alain Besse, Isabelle Gibbal-Hardy, Patrick Bézier, Aline Rolland, Vincent Lowy et Louise Vandeginste - Photo Jean-Noël Ferragut
Les six membres du jury du Prix Vulcain
De g. à d. : Alain Besse, Isabelle Gibbal-Hardy, Patrick Bézier, Aline Rolland, Vincent Lowy et Louise Vandeginste - Photo Jean-Noël Ferragut

D’abord, il a fallu remonter tous les soirs le tapis rouge du Palais des Festivals, ce qui est parfois encore plus dangereux que la traversée du Mississipi dans Huckleberry Finn. Et une fois installé dans le Grand Théâtre Lumière, nous avons constaté que de très nombreux films de la compétition en sélection officielle manquaient singulièrement de ressort. Commençons par ignorer le film d’ouverture Todos lo saben, d’Asghar Farhadi, et la photographie semi-publicitaire de José Luis Alcaine. Dès le lendemain, le film égyptien Yomeddine, d’A. B. Shawky, donne le ton du festival : une misère universelle et choquante viendrait saisir les festivaliers sur le vif ! Cette histoire de lépreux qui dans l’Egypte contemporaine tente de reconquérir sa dignité en partant à la recherche de ses origines allait susciter une interminable standing ovation dont on sait maintenant qu’elle était sans lendemains. Mais le lazzaronat mendicitaire qui peuple ce film truculent se retrouvera certainement au programme des séances scolaires de l’année prochaine car il s’agit d’un appel retentissant à la tolérance et au respect de l’autre. Rien à sauver techniquement, à part certains cadrages…

Leto, de Kirill Serebrennikov, vient sonner le réveil de la Compétition, par son esthétique No Future et sa photographie impeccable. Si ceux qui n’ont pas connu l’âge du pogo restent de marbre, les plus anciens s’enthousiasment pour cette plongée dans le Leningrad underground de la Glasnost, qui retrace l’éducation sentimentale d’un trio de punk-rockeurs sur fond de quotidien gris souris. Plaire, aimer et courir vite, de Christophe Honoré poursuit dans cette veine intimiste et nostalgique, en évoquant les années 1990 de façon théorique, pour ne pas dire verbeuse. Photographie tout en nuances de Rémy Chevrin et montage au cordeau de Chantal Hymans.
Zimna Wojna, du Polonais Pawel Pawlikowski, divise le jury du Prix Vulcain. J’y vois pour ma part, si l’on excepte l’introduction ethnographique du film assez bluffante, l’histoire d’amour la plus insignifiante de la Sélection, histoire ponctuée de clichés assommants sur la Pologne et la France des année cinquante. Lukasz Zal signe une photographie académique et proprette.

Le festivalier commencerait à ronger son frein, si Jean-Luc Godard ne venait pas le secouer énergiquement avec son Livre d’image, dont chaque page nous enchante, nous provoque et nous captive. L’utilisation magistrale du son spatialisé que fait dans ce film l’ermite de Rolle fait l’unanimité et nous y voyons le geste artistique le plus techniquement audacieux de la Compétition. Paradoxalement, Jiang hu er nu (Les Eternels), de Jia Zhang-ke nous fait moins voyager. Si l’on excepte le jeu renversant de l’actrice principale, on ne voit dans cette longue histoire de rédemption au pays des camps de travail qu’un pensum en forme de redite. Comme chez Faradhi ou Pawlikowski, on dépiste ici une tendance à l’autocitation que l’on assimilera davantage à l’élaboration d’une recette pour récompenses cannoises qu’à l’affirmation d’un style. Technique magistrale au service d’un film qui ne l’est pas.
Les Filles du soleil, d’Eva Husson, c’est l’accident industriel du festival, le grand carambolage qui prétend balourdement défendre la cause féministe et qui la dessert spectaculairement. On passe… Voyages dans le temps : Se rokh (Trois visages), de Jafar Panahi, est un excellent Kiarostami des années 1990 et Lazzaro felice, d’Alice Rohrwacher, un condensé de l’âge d’or de Cinecittà, mais on a l’impression de parcourir les filtres d’une application dédiée au cinéma transalpin. Les jurés du Prix Vulcain sont néanmoins sensibles au travail sur les formats et sur le décor dans ce film étonnant mais trop référentiel et encombré par sa propre mémoire, à l’image de Funes, ce personnage de Borges qui se souvient de tout. Notons au passage que la superbe photo du film est signée par une ancienne de Louis-Lumière, Hélène Louvart.

La saison nippone dure moins de 24 heures : le minimalisme, la sensualité, la noirceur du film de Kore-Eda Hirokazu Manbiki Kazoku (Une histoire de famille) emportent l’adhésion des jurés du Prix Vulcain. Difficile de ne pas être séduit par cette dentelle narrative, pleine de gouffres et d’ellipses, magnifiquement soutenue par la lumière de Kondô Ryûto. En revanche, l’anecdotique Netemo sametemo (Asako I & II) nous ennuie à mourir… Car au bout de dix jours, la fatigue se fait sentir et nous assistons maintenant aux séances avec moins de passion et d’acuité, d’autant que nous sommes allés voir entretemps des films hors- compétition, particulièrement dispensables : Solo, de Ron Howard (régression californienne), Le Grand bain, de Gilles Lellouche (agréable comédie franchouillarde), et The House That Jack Built, de Lars Von Trier, immature provocation nordique, quel plus mauvais usage un cinéaste pourrait-il faire de sa liberté ?

L’intrépide Spike Lee dégaine avec Blackkklansman, une plaisante comédie policière efficacement photographiée par le jeune chef opérateur Chayse Irvin, venu de la publicité. On aurait aimé adorer ce film, dont on pressent qu’il ne saura pas récolter la Palme d’or ratée par Do The Right Thing, en 1988. En guerre, de Stéphane Brizé se contente de reprendre sur deux heures l’introduction saisissante de La Loi du marché : l’effet coup-de-poing s’émousse quelque peu, malgré l’utilisation admirable des longues focales par Eric Dumont, qui donne au film une dimension documentaire éclatante de vérité et donc d’ambiguïté. La première projection du film occasionne le moment le plus gênant du Festival : le lynchage du patron allemand dans une scène dramatique du film est acclamé bruyamment par le public du Grand Théâtre Lumière, pourtant copieusement emperlousé et gominé, public sorti d’on ne sait où mais dont on est sûr qu’il serait resté mutique face à l’assassinat de Dark Vador. Vertiges du simulacre. Pas sûr que face à cette séquence, le public de Gandrange se soit aussi médiocrement manifesté…
Calamité supplémentaire, Under The Silver Lake, de David Robert Mitchell, fait figure de méta-film d’étudiant encombré d’une cinéphilie fétichisée qui n’a même pas le mérite d’être originale. Sur le même thème, Inherent Vice (2014), de Paul Thomas Anderson allait beaucoup plus loin. Au milieu de tous ces films citationnels et confus, Burning fait figure de divine surprise, avec un récit à la fois limpide et labyrinthique. Petit film noir napolitain, Dogman, de Matteo Garone, ne démérite pas, mais c’est Nadine Labaki qui fait l’événement du Festival, avec Capharnaüm. Ce film libanais, photographié par Christopher Aoun, explore la misère des faubourgs de Beyrouth, à travers les aventures trépidantes d’un enfant joué par un petit exilé syrien. Le champagne coulait déjà à flots pour Nadine Labaki, mais elle n’a obtenu que le Prix du Jury. Son discours plein de dureté lors de la cérémonie de clôture nous a impressionné, par la justesse de son regard sur son pays et sur le monde contemporain. Un couteau dans le cœur, de Yann Gonzalez, vient confirmer la faiblesse de la sélection française en compétition. Ce film bâclé évoque l’imaginaire de Jean Rollin et le cinéma-bis des années 1970, mais je n’ai plus assez de place pour en dire du mal. Nuri Bilge Ceylan étire une belle histoire père-fils pendant trois heures mais là encore, légère impression de déjà-vu… Enfin Sergey Dvortsevoy nous plonge avec Ayka dans l’enfer d’une Rosetta kirghize qui entraîne le spectateur dans un train-fantôme de misère sociale.

En clôture, Terry Gilliam nous sert un bric à brac calamiteux, qui entame à peine le capital de sympathie que l’on a pour ce maître flamboyant du collage et du bricolage. On gardera plutôt en mémoire de la soirée de Clôture le courageux discours d’Asia Argento et l’arrivée sur scène de Kore-Eda. Cette Palme décernée au maître japonais vient confirmer que c’est le cinéma asiatique qui domine désormais de la tête et des épaules le cinéma mondial. Narrativement inspiré, techniquement époustouflant, subtilement érotisé et désencombré des mythologies du passé. De notre côté, nous avions distingué Burning pour sa maîtrise du décor et la façon dont les personnages ont été si finement caractérisés par leur environnement et l’accessoirisation de leur intérieur. On aurait pu tout aussi bien récompenser le remarquable travail de Hong Kyung-Pyo à l’image, ne serait-ce que pour l’étourdissante séquence centrale décrivant au son de Miles Davis l’ivresse de l’héroïne ravageuse de ce film poignant. Nous avons été très heureux de nous apercevoir a posteriori qu’en Shin Joom-hee, nous avions récompensé une femme ! Comme directeur de Louis-Lumière, j’y suis tout à fait sensible. Quoi qu’il en soit, ce vent nouveau venu d’Asie est le plus bel hommage que le Festival pouvait rendre au regretté Pierre Rissient, dont nous avons découvert avec intérêt la version restaurée de Cinq et la peau, film impudique et sophistiqué qui évoque Michaux et Pessoa.

Vincent Lowy, professeur des Universités, est directeur de l’Ecole nationale supérieure Louis-Lumière.