Cannes depuis ma fenêtre

par Hugo Boris, étudiant à l’ENS Louis Lumière

La Lettre AFC n°144

Hugo Boris est étudiant à l’ENS Louis Lumière. Il faisait partie cette année du jury de la CST, qui remet le Prix Vulcain à un technicien de la sélection officielle. Deux Prix ont été décernés cette fois-ci : l’un pour Leslie Shatz, " sound designer " de Last Days de Gus Van Sant, et l’autre pour Robert Rodriguez, coréalisateur, directeur de la photo et monteur de Sin City.

Majestic ou le complexe de Ken Adam
Petit-déjeuner au Majestic avec les membres du jury du Prix Vulcain. On met en avant qu’il faut bien veiller à récompenser un technicien et non un film, afin d’éviter toute confusion. Un peu plus tard, on évoque la difficulté à discriminer la part d’un technicien dans une œuvre. Une démarche possible serait de prendre son intérêt de spectateur pour le film comme point de départ. Si tel film paraît réussi, tel ou tel technicien y est-il alors pour quelque chose ?
Je fais remarquer qu’il y a un paradoxe entre les deux approches. D’une part, on distingue le technicien du film, d’autre part, c’est peut-être le film qui nous conduira au technicien. Evoquant la colère du chef décorateur Ken Adam, qui estimait avoir accompli un travail de déco extraordinaire sur le film On ne vit que deux fois, et qui, sous prétexte qu’il s’agissait d’un James Bond, n’avait pas été reconnu à sa juste valeur, je pose la question : notre jury aura-t-il le courage de voter pour un technicien contre un film ?
Nous décidons que oui, mais plutôt en dépit du film que contre lui.

Kilomètre zéro ou les principes de mon beau-père
Je visse un nœud papillon au dernier moment dans les toilettes du Palais des festivals, au milieu d’autres invités qui font de même. C’est amusant de s’endimancher pour aller au cinéma. Je pense à mon beau-père qui a coutume de s’habiller pour aller voter, estimant que c’est un honneur d’avoir accès aux urnes, et que cela mérite bien une cravate. J’aime bien l’idée de se faire beau pour aller voir un film, je ne l’avais jamais fait.

Where the truth lies et les 39 marches
Une fois les marches montées, il est interdit de stagner à l’entrée du Palais. Même hors de vue des objectifs, ni même dans les escaliers, ni même au 1er étage derrière les verrières. On aimerait être témoin de la montée des marches et du fameux ballet : impossible. Les hôtesses et les agents de sécurité sont catégoriques, obligation de circuler. La foule des badauds est également maintenue très éloignées des marches : impossible de voir quelque chose d’intéressant en bas de toute façon. On s’éloigne donc à regret, pour rejoindre sa place dans l’auditorium et, bizarrement, à peine entré, on est encore dehors : la montée des marches est retransmise sur l’écran, à l’intérieur, en consolation.
On perçoit mieux la nature de l’événement : la montée des marches est un spectacle qui n’existe qu’en images. Personne n’en est réellement témoin de visu. Qui ? Les photographes hurlants, cachés derrière leurs appareils ? Les majordomes pressés, tout à la vérification des billets, assurant le mouvement des invités ? La foule patiente, amassée à dix mètres derrière des barrières métalliques ? Non. Tous les objectifs du monde sont dirigés sur un escalier et personne n’a réellement l’opportunité de le regarder de ses propres yeux. En vérité, seulement deux personnes ont cette chance : les organisateurs du festival, Gilles Jacob et Véronique Cayla, hôtes discrets qui attendent, debout, en haut des marches. Juste récompense.

Last days ou la nécessité de répéter trois fois le même mot
Le traitement sonore de la folie est génial, génial, génial. Un habile mélange de son direct et de sons " pensés ". Il faut faire des films de 1 h 20. C’est la durée idéale. Je aimerais ne voir que des films de 1 h 20.

Caché ou les mains sales
On regarde des films d’auteur dans un climat cannois qui est aux antipodes de celui de la création : celui du bon goût, du luxe, de l’exhibition. Je pense à tous ces réalisateurs qui ont créé leurs films dans le cambouis, comme il se doit, et ont à peine eu le temps de se laver les mains avant de monter les marches. Pensaient-ils seulement se retrouver là au moment où la voiture du second assistant est tombée en panne ?

Batalla en el cielo ou comment résilier son abonnement aux Inrockuptibles
Un film n’est pas sincère sous prétexte que le spectateur se prend une fellation dans la gueule dès les premières images du film, en gros plan si possible. J’imagine que le clan des lecteurs des Inrocks’ se régale. " Bon " ne veut pas dire " classe ". Une fellation dont on ne nous épargne rien, c’est tellement classe, tellement culotté. En plus, on a de la chance, c’est un sujet social. Du coup, c’est tellement de bon ton de défendre le film que la " standing ovation " à la fin me met hors de moi.

Election ou la schizophrénie du festivalier
A chaque séance, je suis heureux que la grande salle du Palais soit pleine à craquer, particulièrement le matin, ou pour les films plus confidentiels. Heureux pour le réalisateur, pour le cinéma. Et en même temps, je m’aperçois que je suis presque toujours content que quelques personnes quittent la salle en plein film. D’ennui, de colère, de protestation muette. Ils me soulagent de rester.

Manderlay ou la mobilisation collective 1 _19 h. Je n’ai rien mangé depuis ce matin, je ne me sens pas bien. Le film dure plus de deux heures, je vais y passer, mais tant pis, je n’ai pas envie de partir, le film est trop bon. Soudain, je n’y tiens plus, je me penche vers ma voisine : je lui dis que je suis désolé de lui poser une telle question et lui demande si elle a quelque chose de sucré à manger. Elle se tourne vers sa propre voisine : rien. Les deux jeunes femmes ont l’air désolées. Tant pis. Je retourne au film. On verra bien si je tiendrai.
Quelques minutes plus tard, du bout de la rangée, je vois arriver un tout petit pot de confiture en verre, rescapé d’un petit-déjeuner d’hôtel.

Cannes et le syndrome du plombier polonais
Le plus grand plaisir, à Cannes, c’est le public : il est vivant. Il applaudit parfois pendant le film, grand enfant. Il lui arrive de siffler, de pousser des « Hou ». Il se lève, quitte la salle, oublie d’éteindre son portable. Une fois, une femme a même crié : « On s’ennuie ! »
Pendant Joyeux Noël, de Christian Carion, hors compétition (un film qu’il faudra refaire un jour), les soldats allemands, écossais et français fraternisent à la veille de Noël, sortent de leurs tranchées et proclament un cessez-le-feu. Quand les trois officiers se rejoignent au milieu du champ de bataille, on est vraiment ému, et Cannes applaudit. Soudain, j’ai envie de crier à travers la salle : « Votez oui à la Constitution ! » Il y aurait eu quelques rires, quelques sifflets sans doute, une réponse peut-être. Ailleurs, je n’aurais jamais osé, mais ici, pourquoi pas.

Sin City ou la couleur selon Bresson
C’est le 1er film, à ma connaissance, qui sache rendre à ce point à l’écran les codes de la bande dessinée. Le noir et blanc est superbe. Un peu de couleur s’y mélange de temps en temps. Le plus beau, c’est quand les ombres se colorent, les contres ou les reflets s’irisent. On dit que le passage des trains régénère la qualité du silence à la fin d’Un condamné à mort s’est échappé de Bresson. Ici, l’idée est aussi belle : un peu de couleur régénère la qualité du noir et blanc.

Peindre ou faire l’amour, il faut choisir
La mort naturelle est quasiment absente de la Sélection Officielle du festival. Sur 21 films, 39 meurtres, 3 suicides, 3 tentatives. Il n’y a eu qu’une seule naissance enregistrée, le bébé des frères Dardenne. A ce rythme, Cannes va se dépeupler rapidement. On devrait imposer aux réalisateurs un taux de fécondité obligatoire : 2,1 enfants par film.

Les membres du jury de la CST pour le Prix Vulcain 2005
Nadine Muse, chef monteuse
Christian Guillon, directeur de l’E.S.T.
Richard Patry, exploitant de salles en Normandie
Alain Rémond, directeur de Barco
Hugo Boris, étudiant à Louis-Lumière