Chaos

J’avais travaillé avec Coline Serreau pour ses deux premiers films, Pourquoi pas et Qu’est ce qu’elles veulent.

Nous nous sommes retrouvés en 2000, presque 20 ans après. Nous avions donc évolué l’un et l’autre. Le challenge était assez intéressant puisqu’elle m’a dit : " On le tourne en DV, mais sans sacrifier l’image ".
Elle voulait tester une méthode de travail qu’elle ne pouvait pas obtenir en 35 mm, en ce sens qu’elle voulait faire le nombre de prises qu’elle jugeait nécessaire. Cela impliquait un budget pellicule important, incompatible avec celui d’un film 35 mm.
Cela dit, le plus important est le film, peu importe le support, puisqu’il est, à l’arrivée, projeté en 35. Pour le spectateur, le fait de l’avoir tourné en DV relève d’une cuisine interne. Le support n’est rien, c’est dans la réflexion que nous avons notre savoir-faire. L’important c’est que la réalisatrice a pu raconter son histoire comme elle le souhaitait.
On a tourné tout à deux caméras. On tournait du matin jusqu’au soir, les mises en place, les répétitions. Dès que les comédiens arrivaient sur le plateau, on tournait, on regardait sur un petit moniteur de contrôle, et l’on décidait de ce qu’il fallait modifier ou non. A force de tourner tout, le plan se mettait en forme, doucement, avec l’expérience de la vision immédiate. Les modifications intervenaient à tous les niveaux. Une fois que l’on pensait avoir le plan, Coline retravaillait avec les acteurs, d’une manière très précise, en faisant une analyse de plus en plus approfondie du texte, ce qui demandait beaucoup de prises et prenait beaucoup de temps, mais on ne quittait pas un plan sans en être totalement satisfait.
Le découpage se faisait en même temps que l’on tournait. Il y avait bien sûr un signifiant établi au départ qu’il fallait respecter, mais dans ce schéma-là, on avait une espèce de liberté qui faisait que l’on arrivait à cerner le plan progressivement. Mais on ne peut pas parler d’improvisation.
En revanche, l’infrastructure de tournage était la même qu’un film classique. Seules différences : le rythme de tournage, le nombre de prises et l’équipe caméra allégée. Nous avions pris le parti de n’utiliser pratiquement pas de lumière, puisque Coline voulait tourner non-stop, donc supprimer les temps de préparation. La lumière se faisait progressivement en fonction des prises. On rajoutait des lampes dans le décor... On travaillait la lumière autant que si on l’avait travaillée avec des projecteurs. Les repérages et le plan de travail avaient été strictement établis en fonction de la lumière.
C’est un film entièrement fait à l’épaule. Aucun plan ne devait sembler installé. Le film va très vite. Les acteurs, Vincent Lindon, Catherine Frot et Rachida Brakni, habitués à travailler en film, donc plus lentement, étaient perturbés par le rythme de tournage, perdant temps de réflexion et recul. Leur rapport à la caméra était très différent, ils en oubliaient sa présence et du fait de son petit encombrement il n’y avait plus la préoccupation majeure de la perfection de leur image.
On a fait des essais en Beta numérique et en DV. Le choix s’est porté sur la DSR 500 et la PD 150, la première pour les plans larges et la seconde pour les plans rapprochés. Le point de vue principal était fait par la DSR 500 qui est tout de même mieux définie. Les deux caméras ont été étalonnées en postproduction. Il y avait une petite différence de colorimétrie, mais le menu n’est pas accessible sur la PD 150. Le kinescopage a été fait chez Eclair, réétalonnage plan par plan, puis après le " shoot ", étalonnage du 35 mm. La marge de manœuvre est beaucoup moins importante que si l’on part d’un négatif. On bascule très facilement en couleur ; en densité, la correspondance est la même.
En dix ou onze semaines, on a tourné plus de 100 heures de rushes. Le travail de " dérushage " fut long, mais le premier montage s’est fait rapidement.

(Propos recueillis par Isabelle Scala)