Comment le cinéma français est passé de "Jules et Jim" à "Boule et Bill"

Par Jordan Mintzer (Correspondant du "Hollywood Reporter", à Paris)

La Lettre AFC n°232

Le Monde, 24 mai 2013
Un ami américain me faisait remarquer, en plaisantant, qu’un film français se reconnaît à trois ingrédients : des scènes de sexe ; du verbiage (à propos de sexe) ; des cigarettes (après le sexe). Quelle que soit la manière dont on les combine, ils donnent à coup sûr un chef-d’oeuvre du cinéma français : A bout de souffle, Tirez sur le pianiste ou La Maman et la putain, pour n’en citer que quelques-uns.

Imaginez donc ma surprise quand j’ai commencé, il y a quelques années, à chroniquer des films français pour le magazine Variety puis pour le Hollywood Reporter : je m’aperçus que non seulement les productions grand public dont je devais rendre compte n’avaient pas recours à cette formule, mais surtout qu’elles ne correspondaient en rien à la vision que les Américains ont du cinéma français.

Au lieu du sexe, des cigarettes et du verbiage attendus, j’ai dû subir : des mecs à perruques ridicules qui se prennent pour des footballeurs (Les Seigneurs), des mecs à moustaches ridicules qui se prennent pour des gangsters (Les Lyonnais), Gérard Depardieu en perruque afro (Disco), Gérard Depardieu lisant le dictionnaire à son chat (La Tête en friche).

Des scénarios génériques
Ces saynètes interviennent pour la plupart dans des comédies à gros budget, que l’industrie produit à raison de deux ou trois par semaine, mais elles contaminent aussi d’autres registres : thrillers, films d’action, comédies romantiques... Elles témoignent d’une certaine tendance du cinéma commercial français, plombé par des scénarios génériques, des personnages caricaturaux, une mise en scène scolaire et un déni de tout réalisme. En bref, Jules et Jim a engendré Boule et Bill.

Evidemment, la blague est facile et ce jugement à l’emporte-pièce ne s’applique pas à l’ensemble de la production cinématographique française. Des dizaines de films d’auteur sortent chaque année ; ils sont primés à Cannes, à Berlin et à Venise ; ils conquièrent le marché international. Je pense aux films de Jacques Audiard, Claire Denis, François Ozon, Arnaud Desplechin, Catherine Breillat, Bruno Dumont.

Tous les mercredis cependant, quand je passe en revue les dernières sorties en salles, je suis étonné par le gouffre qui sépare ces deux catégories : d’un côté, des films ambitieux destinés à quelques cinéphiles ; de l’autre, des films médiocres destinés au tout-venant.

Malgré la pléthore de navets produits à Hollywood, le cinéma américain s’est toujours donné pour mission de présenter au grand public des œuvres de qualité. On peut ne pas aimer The Dark Knight, Skyfall, ou le dernier Iron Man ; on peut déplorer l’omniprésence des superhéros, la domination des majors et l’overdose d’images de synthèse – sans parler de l’assommante longueur de tous ces films.

Mais il faut bien reconnaître qu’ils sont portés par une ambition dont, à de rares exceptions près (Intouchables, A bout portant, L’Arnacœur), les superproductions françaises sont dépourvues.

La France ne manque pas de talents
Pourtant, l’industrie cinématographique française ne manque pas de talents. Et ils sont nombreux à s’exporter pour trouver leur consécration dans des films commerciaux de qualité : les directeurs de la photographie Darius Khondji, Benoît Delhomme et Philippe Rousselot ; les compositeurs Alexandre Desplat et Bruno Coulais ; les acteurs Vincent Cassel, Guillaume Canet et oui, Marion Cotillard aussi.

Le cinéma français fonctionne à deux vitesses et s’adresse à deux catégories de spectateurs qui se méprisent mutuellement. Les amateurs de films d’auteur trouvent les films commerciaux français vulgaires et grossiers. Les fans de films commerciaux, eux, ne voient pas pourquoi l’expérience cinématographique devrait être porteuse de sens et " intello ".

Peut-être la Nouvelle Vague est-elle en partie responsable. A vouloir mettre l’auteur sur un piédestal, elle a minimisé (délibérément ou non) l’importance des scénaristes, des producteurs et autres maillons de l’industrie cinématographique. Malheureusement, la plupart des films commerciaux produits aujourd’hui en France semblent avoir été écrits à la hâte et dirigés dans un style formaté pour les chaînes de télévision qui les financent.

Films hollywoodiens : exigeants et lucratifs
Or si les films hollywoodiens sont à la fois exigeants et lucratifs, c’est justement parce qu’ils sont aussi des films d’auteur. Ils sont l’œuvre de réalisateurs qui, après quelques films plus intimistes et artistiques, sont recrutés pour apporter leur touche personnelle à une entreprise de plusieurs millions de dollars. Même les Cahiers du cinéma ont fini par reconnaître en Steven Spielberg, qu’ils avaient longtemps snobé, un cinéaste digne de ce nom.

Pourquoi les films commerciaux français ne pourraient-ils avoir cette ambition ? Pourquoi ne pas confier à Emmanuel Mouret la réalisation de Disco 2 ou à Serge Bozon une adaptation de Thorgal ?

Il n’est pas anodin que plusieurs films à avoir récemment remporté un certain succès critique et commercial (OSS 117, The Artist, Mesrine) fassent référence à une époque où les films commerciaux revendiquaient leur appartenance au 7e art, où Fantômas, Napoléon, et Les Enfants du paradis étaient applaudis par la critique et les spectateurs.

Le cinéma commercial français, inauguré au début du XXe siècle par les frères Pathé, a encore un bel avenir devant lui. Plutôt que de chercher un bouc émissaire (en la personne de Gérard Depardieu, par exemple), ne serait-il pas plus opportun d’espérer une réconciliation entre films grand public et films d’auteur ? Au fond, nous autres Américains, nous les appelons simplement movies.

(Jordan Mintzer, Le Monde, 24 mai 2013 – Traduit de l’anglais - Etats-Unis - par Myriam Dennehy)