Conséquences économiques de la piraterie sur la circulation des films européens et méditerranéens

par Dora Bouchacha (productrice tunisienne, Productions Ciné Nomades)

La Lettre AFC n°131

Les nouveaux supports de diffusion de films dans les pays développés sont le DVD et depuis peu l’Internet à haut débit.
Dans les pays méditerranéens où la population dispose de moins de moyens financiers et n’a pas facilement accès à l’Internet, les supports sont plutôt les cassettes vidéo et la télévision numérique qui permet d’accéder aux bouquets satellitaires grâce à des cartes piratées au coût très bas.
Les risques liés au piratage des films ne sont donc pas les mêmes suivant la zone géographique à laquelle on appartient.

Le danger économique réel du piratage concerne surtout les " blockbusters " les films à gros budgets qui attirent les foules dans tous les pays et qui sont diffusés dans les vidéos clubs de certains pays avant même leur sortie en salles.
Le décalage est grand entre les moyens limites des distributeurs des pays du sud qui ne peuvent pas payer des copies neuves et qui sont obligés d’attendre que des copies usagées soient disponibles (cela peut prendre des mois et entre temps, les films sortent en vidéo clubs sur format VHS ou DVD) et les grandes compagnies occidentales qui diffusent les films simultanément sur des centaines d’écrans.

Ces dernières ont des moyens juridiques pour s’opposer aux pirates ce qui n’est pas le cas des pays du sud de la Méditerranée ou de leurs films.
D’ailleurs le premier piratage condamné par les tribunaux français concerne une production des Studios Disney Le Monde de Némo et non pas un film français ou allemand ou espagnol ou maghrébin.
Le piratage le plus dangereux pour la diffusion des films européens en Tunisie et dans les pays du Maghreb en général est celui des décodeurs numériques qui permettent à la population de suivre les programmes de Canalsatellite ou TPS pour une somme très modique ( le chargement d’une carte piratée ne dépasse pas 4 euros en Tunisie) tandis que le circuit des salles de cinéma n’est plus qu’une peau de chagrin (25 salles pour tout le territoire) et que les spectateurs découragés par les conditions de projection ont déserté les salles mal situées de surcroît (dans le centre ville administratif et commercial où de moins en moins de gens habitent) au profit des locations de VHS, DVD et achat de décodeurs numériques.

A Alger par exemple, des enseignes lumineuses font la publicité pour l’accès aux bouquets Canalsatellite et TPS, alors qu’en fait, il s’agit de la promotion de cartes rechargeables piratées, quant au Maroc il a été parmi les premiers pays à diffuser un décodeur pirate de Canal Plus (dès 1989).
Cependant ce piratage de programme TV a une incidence économique non négligeable, grâce aux spots publicitaires les produits des grands groupes comme Coca-Cola, Danone, Nescafé, Colgate, Ariel ou Le Chat ont vu leurs ventes se développer aussi bien en Algérie, qu’au Maroc ou en Tunisie, ceci compensant cela.
Les taux de change très élevés de l’Euro, ajoutés aux droits de douane et diverses taxes rendent inabordables les DVD vendus dans le circuit légal, ils peuvent atteindre le tiers du SMIG entre 50 et 70 dinars tandis que les piratés ne valent que quelques dinars (3 à 4 euros suivant les boutiques).

Les magasins les plus courus en ce moment en Tunisie sont ceux qui vendent sur catalogue un grand nombre de films très récents et moins récents sur DVX, DVD ou VHS à 3,50 ou 4 euros alors les quelques DVD licites qui existent sont inabordables pour un cadre moyen et à fortiori pour un étudiant.

Pire encore, l’unique hypermarché de Tunisie dont l’affluence est impressionnante, a un rayon important mêlant produits piratés et produits importés légalement.
De plus le choix est beaucoup important et plus varié dans les boutiques de produits piratés que dans celles qui offrent des produits légaux.
Ceci pour vous dire que la commercialisation des produits piratés s’est institutionnalisée.

Tous les six à huit mois les cartes numériques sont brouillées, les bouquets CanalSatellite et TPS sortent un antidote pour déjouer les pirates, les consommateurs dont le nombre grossit chaque jour, attendent consternés la potion magique qui va leur rendre l’accès aux images, une semaine au plus de travail acharné et les pirates sortent la nouvelle carte rechargeable pour lire les nouveaux codes le tout pour quatre euros et on est reparti pour un tour !
Ce problème doit être pris en compte par les diffuseurs européens, il y a incontestablement un effort à faire de leur part pour encourager la diffusion de leurs films ou de leurs disques dans nos pays en réduisant les coûts.
La Tunisie a signé en 1966 la Convention de Berne et adopté en 1994 une nouvelle législation sur la protection des droits d’auteurs, mais elle est rarement appliquée.

Il faut trouver de nouvelles formes de protections qui défendent les intérêts des créateurs et des producteurs mais nous ne devons pas oublier qu’un outil comme l’Internet pourrait être aussi un facteur de promotion pour les films des pays méditerranéens qui n’ont pas à leur disposition les moyens financiers des grandes maisons de production et de distribution internationale.
La diffusion d’images et d’informations sur Internet pour des films à petits budgets peut aiguiser l’intérêt des spectateurs et les pousser à aller les voir en salles.
Si en Tunisie les films n’attirent plus le public, c’est peut-être aussi parce que les distributeurs n’ont plus les moyens de faire une promotion digne de ce nom, dans les meilleurs cas, un petit encart paraît dans un quotidien de la place et quelques affiches annoncent la sortie des films, cela est notoirement insuffisant, pourtant lorsqu’un battage médiatique important a lieu, comme par exemple lors du Festival de Cinéma Africain et Arabe (JCC) qui se tient tous les deux ans, le public afflue aussi bien aux projections des films en compétition qu’à celles des films européens qui sont présentés en section parallèle, les films tunisiens provoquent des émeutes et il n’y a plus un spectateur dans les salles au moment de leur sortie.
Le problème est donc une affaire de distribution et d’exploitation.
Les instances européennes devraient se pencher sur ces problèmes pour aider à la promotion de leur production filmique.

Il faudrait faire appliquer des lois restrictives ou plutôt compensatoires pour combattre la piraterie mais il ne faut pas perdre de vue que la communication qu’offre le piratage est certes un manque à gagner pour les sociétés commerciales mais bien moins nocif que l’enfermement.
La technologie doit être également en phase avec les réalités économiques, sociales et politiques des pays de la planète.

Il faudrait, pour tempérer cet engouement pour le piratage assurer la disponibilité mais à des prix accessibles, les consommateurs se tourneraient plus facilement vers des produits originaux de qualité, à des prix à leur portée.
Il faut envisager une alliance entre Européens et Méditerranéens pour protéger les droits d’auteurs sans pour autant faire des nouvelles technologies l’ennemi à abattre, mais au contraire tirer parti des avantages qu’elles offrent : universalité et rapidité d’accès. Un effort financier des pays les plus développés permettrait de mettre à la portée du maximum de consommateurs, les produits culturels qui ne sont accessibles pour le moment qu’à travers le piratage.