Aux adhérents de la SRF

Emmanuel Gras, réalisateur, ACID, SRF

La Lettre AFC n°233

A la suite de l’assemblée générale de la SRF, qui s’est tenue le samedi 15 juin 2013 à La fémis et à laquelle il assistait, le réalisateur Emmanuel Gras a envoyé le courriel suivant aux adhérents.

Bonjour,

Je me permets d’envoyer cet e-mail aux adhérents de la SRF, en mon nom propre, suite à ce que j’ai vu et entendu à l’AG de la SRF.
Je suis Emmanuel Gras, j’ai réalisé des courts métrages et un long métrage documentaire, Bovines, et je fais partie du CA de l’ACID qui défend la distribution des films les plus fragiles économiquement en salles.

Comme beaucoup d’autres je pense, je suis arrivé à l’AG dans le doute, sans trop savoir quoi penser de la convention collective. Jusque-là, je n’avais eu que des discussions séparées, soit avec des défenseurs de la convention, soit avec ceux qui y étaient opposés et je pensais à juste titre que j’avais besoin d’entendre les arguments se confronter pour me faire ma propre opinion.
Je ne me suis pas exprimé au cours de l’AG, j’aurais sûrement dû au regard de ce que je ressens aujourd’hui.

Car, si je cherchais un éclaircissement, je peux vous dire qu’il a eu lieu. J’ai compris que, quelle que soit la forme que l’on y donne, de la défense de la liberté créatrice au respect d’un " réalisme économique ", la logique qui sous-tend l’opposition à la convention collective est très simple : le salaire des techniciens est un obstacle à l’existence des films.
Cette logique, qui peut facilement aller jusqu’à dire que l’on ne peut pas faire certains films si les gens sont simplement payés (ce n’est pas une vue de l’esprit puisque l’on en trouve de nombreux exemples et que le monde du court métrage avait annoncé la fin de ce format lorsque le CNC avait durci les règles pour que les techniciens soient payés), est en soit une logique qui fait peser sur les salariés le poids de l’existence ou non d’un projet.

Je ne vois pas en quoi elle est différente de celle des chefs d’entreprise qui menacent leurs employés de délocaliser s’ils n’acceptent pas des baisses de salaires. Ceci à la différence que les films, et surtout les plus petits, sont largement soutenus par l’argent public (sans rentrer dans le fonctionnement de la TSA). Cela veut dire que les réalisateurs qui reçoivent de l’argent du CNC trouvent étonnant que cet argent soit utilisé pour payer de vrais salaires aux techniciens qui travaillent.
En entendant la " nouvelle génération " du cinéma se plaindre que la convention collective les empêchait de trouver leur place, je ne me suis pas reconnu.
Comment peut-on se dire que l’avenir du cinéma est dans le fait de faire travailler des gens sous-payés et de l’être soi-même d’ailleurs ?

J’ai tourné mon film qui a pris deux ans de ma vie, avec un budget ridicule pour un long métrage. Mais ce qui m’enrage, ce n’est pas le fait de ne pas pouvoir refaire un film dans ces conditions, c’est d’être condamné à tenter de réaliser des films sans avoir les budgets qui me permettraient d’en vivre et de faire vivre ceux qui travaillent avec moi.
On va évidemment m’opposer le fait que des films, réalisés par une équipe soudée qui accepte des conditions de travail exceptionnelles, doivent pouvoir continuer d’exister. Je leur réponds que ces films n’ont déjà pas le droit d’exister dans les salles. Ce n’est pas la convention collective qui y change quelque chose mais l’agrément du CNC.

Une situation exceptionnelle, et qui doit le rester si l’on ne veut pas que le cinéma soit un art fait par des gens dont le moyen de subsistance est ailleurs, ne peut pas empêcher un modèle viable pour l’ensemble d’exister.
Je partage cependant l’inquiétude de celles et ceux qui font des films qui ne rentrent pas dans les cadres, des films qui n’intéresseront jamais les télés et dont les distributeurs ne peuvent compter sur le potentiel commercial. Ce sont ces films, " hors-marché ", que j’ai envie de défendre en priorité.
La nécessité de respecter un minimum syndical pour les techniciens obligerait à trouver des solutions au problème de fond qui est leur sous-financement. Un aide spécifique pour ceux-là pourrait être exigée.

Aussi l’idée de coopératives, ou Scop, a été lancée samedi sans que la proposition soit entendue ou comprise. Sans rentrer dans les détails, il s’agirait de mettre une partie du salaire sous forme de participation mais dans un fond mutualisé.
Voila une idée enthousiasmante qui donne bien plus envie que celle de se débrouiller avec des bidonnages de fiches de salaires pour passer l’agrément.
J’en profite pour contredire une idée qui a circulé : la convention n’oblige en rien à prendre une équipe complète, on peut très bien faire un film avec cinq personnes mais en les payant comme chefs de poste s’ils effectuent un travail de chef de poste. J’ai du mal à trouver ça choquant.
Je comprends parfaitement la peur des jeunes réalisateurs dont je fais partie et qui accèdent très difficilement aux financements, mais la logique anti-convention est une logique de survie : comment faire pour tenir le coup dans une situation merdique contre laquelle on ne peut rien faire.
Et cette manière de penser, au-delà du fait qu’elle est d’un défaitisme déprimant, a la fâcheuse tendance à faire oublier ce qui devrait nous constituer : des valeurs.
Or mes valeurs m’interdisent absolument de refuser à d’autres le droit de gagner leur vie dignement. Il m’a fallu tout un processus pour le comprendre donc je ne juge personne.
On va maintenant m’opposer le fait que l’idée n’est pas de ne pas payer les gens décemment mais d’adapter les salaires en fonction du budget. J’ai discuté et vérifié cette question des paliers et il s’avère qu’ils sont totalement inapplicables dans le cadre d’une convention collective. On ne peut pas fixer dans une convention collective des différences de salaires suivant les financements.
Or, s’il n’y a pas de Convention collective, tout ce qu’il reste, c’est le droit du travail et surtout la loi du marché. Dans une situation de crise, on sait très bien que ceux qui trinquent, ce sont les salariés.
Et bien je ne défendrai jamais la loi du marché contre une réglementation protégeant les salariés.
De plus, j’ai été extrêmement choqué par le mépris affiché vis-à-vis des personnes et même du processus de négociation qui a abouti à la convention. Il leur a fallu sept ans pour se mettre d’accord et il s’agit là du seul processus réellement démocratique pour arriver à une entente entre salariés et patronat.
Cela n’est que ma vision des choses mais j’ai vu hier se révéler une logique libérale qui s’insinue partout sans se dire.
Je crois que cela est en partie dû à la position par nature ambivalente du réalisateur : il est à la fois technicien salarié (cela n’a pas été débattu samedi mais la convention est tout de même le premier texte où on lui reconnaît un salaire minimum, ce qui est loin d’être négligeable) et il est tout le temps mis dans une position de producteur puisqu’il doit se préoccuper des problèmes de faisabilité financière de son film.
Aujourd’hui je ne peux pas imaginer me battre contre les droits des techniciens mais par contre j’ai extrêmement envie de me battre avec eux et aussi avec les producteurs pour une meilleure répartition des financements afin de faire des films et d’en vivre (je pourrais dire « enfin en vivre »). Les solutions existent : l’obligation de France Télévisions à passer des films de la diversité, l’augmentation du montant de l’avance sur recettes...
Faire des films sous-financés avec des gens sous-payés pour être ensuite dégagé au bout d’une semaine ou de quelques jours des salles, non je ne peux pas m’imaginer que ce soit une situation que je dois accepter.
Par contre me battre pour que les films dits " fragiles " aient une véritable exposition et puissent donc générer des recettes, là oui, et c’est le combat que nous menons à l’ACID. Ce combat est bien plus essentiel et important que celui de s’opposer à une convention collective.
J’ai également entendu des gens s’horrifier à l’idée d’une commission chargée de régler le cas des films pendant la période de transition. Mais nous passons notre temps à être jugés, à passer des commissions qui ont droit de vie ou de mort sur notre projet. C’est dur, parfois rageant, mais je ne vois pas en quoi celle-ci serait pire que les autres.
Enfin, comment mener une lutte tous ensemble si la première prise de position des réalisateurs est de s’opposer à une convention qui défend les techniciens ?
Si la convention n’est pas appliquée sous la pression des réalisateurs, nous resterons dans une situation de statu quo où chacun ira défendre son petit intérêt dans son coin.
Je sais que tous les techniciens ne sont pas " à fond " derrière la convention, qu’elle n’est pas parfaite, mais d’une part elle peut encore être aménagée et évoluer, et d’autre part les techniciens ressentent la même chose que les réalisateurs : la peur. Celle de ne pas être embauchés, celle de ne pas pouvoir faire ses heures sans déclarer plus de jours travaillés à un taux moindre, celle que n’existe plus que des films cossus où ils ne trouveront pas leur place...
Cette peur est celle qui nous fait tous accepter de travailler dans des conditions inacceptables et c’est cela qu’il faut changer.
Alors, pourquoi j’ai écrit tout cela : pour dire ce que je pense, ce qui fait toujours du bien et remplit les boîtes mails mais, aussi, pour demander au nouveau CA de bien vouloir prendre le temps de rediscuter avec des gens qui ne sont pas d’accord avec eux avant d’annoncer publiquement la position de la SRF. Cela aurait été possible naturellement dans un CA mixte mais le choix a volontairement été fait d’exclure tous ceux qui défendaient la convention (en présentant non pas 6, 7 ou 8 noms mais 12, de manière à remplir tout l’espace). Je pense que beaucoup de votants ont fait des listes panachées en espérant ce dialogue et j’espère que ce besoin sera respecté.

A bon entendeur, salut.