Denis Lenoir, AFC, ASC, entre deux

Par Ariane Damain Vergallo pour Leitz Cine Wetzlar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°293

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Denis Lenoir était déjà un chef opérateur confirmé quand il a lu l’essai que Pierre Bourdieu avait écrit sur la photographie, Un art moyen. L’hypothèse selon laquelle "les cancres de la bourgeoisie" réussissaient particulièrement bien dans la photo - une manière pour eux de ne pas se déclasser - l’avait intéressé. Denis Lenoir, qui ne s’était jamais soucié de travailler à l’école et qui était né dans ce milieu, s’était finalement reconnu dans cette analyse.

Enfant unique, il habitait rue de la Victoire à Paris avec ses parents et sa grand-mère juste au-dessus de l’entrepôt des conserves Amieux que des ancêtres avaient fondées à Nantes au siècle dernier.
Peu après sa naissance, ses jeunes parents décident de se séparer et ont l’idée - audacieuse pour l’époque - de diviser le vaste appartement de fonction en deux, la chambre de leur enfant occupant une position centrale, entre eux deux. Il vit donc avec sa mère et juste à côté, son père vit aussi avec la sienne. Une aubaine pour les psychanalystes quelques années plus tard !
Comme ni l’un ni l’autre ne prend à cœur son rôle de parent, le jeune Denis Lenoir est élevé en toute liberté par cette grand-mère tendre et drôle que tout le monde appelle « Dragée » car elle les aime particulièrement. Cette nonchalance dans l’éducation et cette totale liberté d’action ont pour effet de l’amener presque naturellement vers le cinéma.

Après un bac millésime 1968 - un excellent cru - Denis Lenoir fait une première année de médecine et, au lieu d’aller en cours, fréquente assidument la Cinémathèque française. Il note avoir vu cinq cents films cette année-là et pourtant, à l’époque, il ne sait pas encore qu’il va faire du cinéma son métier.
Enfin, sur les conseils de sa mère, il tente le concours de l’École Louis-Lumière qu’il intègre, bien que septième sur liste d’attente - les dieux sont avec lui -, et après avoir fait son service militaire au Cinéma des Armées.
Durant ses années d’études à l’École Louis-Lumière, il n’a aucun déclic.

Denis Lenoir - Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, Summicron-C 100 mm
Denis Lenoir
Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, Summicron-C 100 mm

Il reste le cancre qu’il a toujours été et n’apprend rien. Pourtant, à la sortie de l’école, il a la chance de devenir l’assistant de grands directeurs de la photographie comme Ricardo Aronovich et Bernard Lutic, mais il se révèle être un assistant opérateur tellement "atroce et peu efficace" qu’ils ne le rappellent jamais une deuxième fois.

Dans les années 1970, la France, comme d’autres pays occidentaux, vit une parenthèse enchantée. Il y a la contraception mais pas encore le sida, et la révolution sexuelle a bien eu lieu dix ans auparavant. Aussi Denis Lenoir n’a ni remord ni scrupule à abandonner définitivement l’assistanat pour devenir chef opérateur dans un domaine très particulier : le cinéma pornographique.
Les films pornos se tournaient alors en trois semaines et en 35 mm.
« Le sexe était une fête et on filmait ça comme un truc normal. » Il apprend à exposer la pellicule mais se souvient qu’il n’avait toujours pas "d’œil".
« Je ne voyais rien. » Un comble pour un chef opérateur - a fortiori de ce genre de films - dont la fonction première est justement de regarder et voir mieux que les autres.

Au bout d’un an et demi, il a alors trente ans, il se dirige vers le film institutionnel et il devient le chef opérateur-électricien-assistant opérateur d’un producteur lui-même réalisateur-cadreur tandis qu’un autre fait le son et le montage. Et c’est là, avec cette micro équipe, qu’il a enfin la révélation.
Alors qu’il vient d’éclairer du mieux qu’il peut - enfin le croit-il - une scène se déroulant dans une usine de voitures Renault, le réalisateur s’approche de lui et constate simplement : « Mais, Denis, c’est plat ! ».
Cette petite phrase est un électrochoc et c’est à dater de ce moment précis que Denis Lenoir commence enfin à regarder, à chercher, à apprendre. Comme il n’a strictement rien fait à l’École Louis-Lumière, il met maintenant les bouchées doubles, s’inscrit à un cours de sensitométrie puis à un cours sur l’histoire de la peinture à l’École du Louvre. « J’ai finalement appris mon métier sur le tas. »

Pour son premier long métrage comme directeur de la photo - L’amour propre ne le reste jamais très longtemps, de Martin Veyron - il se souvient avoir pensé qu’il était un imposteur et qu’il allait être démasqué tôt où tard, un sentiment qui ne l’a jamais vraiment quitté.
Un manque d’assurance et une modestie qui déconcertent quand on regarde maintenant son impressionnante filmographie où se côtoient - pour la France - Raoul Ruiz, Patrice Leconte, Bertrand Tavernier, François Ozon et d’autres, sur plus de cinquante films.

Son deuxième long métrage comme chef opérateur n’est rien moins que Désordre, d’Olivier Assayas, avec qui il fera sept films. Une amitié en plus d’une collaboration.
Et d’ailleurs quand, en 1997, il s’établit à Los Angeles, aux États Unis, avec sa nouvelle jeune femme américaine - rencontrée sur une comédie à Chicago - et qu’il attend en vain les projets des studios américains, il refuse alors un film de Jacques Audiard et un autre de Cédric Kahn. Ce seront, avec ensuite deux films d’Olivier Assayas, les seuls - mais énormes - regrets d’une vie professionnelle bien remplie qui semble ne jamais devoir s’achever.
Car, qu’il se réveille le matin dans sa maison de Los Angeles ou dans son appartement parisien, un esprit de conquête s’empare de lui. « Je nais tous les matins. »

Denis Lenoir a aussi cette conscience aiguë qu’il est un "passeur", maintenant qu’il a le sentiment de maîtriser son métier de directeur de la photographie, quoiqu’il soit encore à l’affût des commentaires du stagiaire sur sa lumière, désireux de toujours s’améliorer. Car le cinéma s’apprend en l’exerçant et en transmettant aux autres les connaissances apprises. On ne peut donc en vouloir aux réalisateurs-trices de changer d’opérateurs et ainsi, en un cercle vertueux, de récolter d’autres pratiques afin d’enrichir leur travail.

La réalisatrice Mia Hansen-Løve se doute t-elle que la technique du "tiroir" que Denis Lenoir utilise sur ses films lui vient du réalisateur Patrice Leconte qui l’avait expérimenté sur Tandem, leur premier long métrage quelques trente ans auparavant ? Ce "tiroir" consistant à faire un petit travelling aller-retour quand on désire suivre un comédien en panoramique afin que celui-ci conserve toujours la même taille à l’image.
Et imagine-t-elle que Denis Lenoir tient du réalisateur américain Jon Avnet - sur le film La Loi et l’ordre avec Al Pacino et Robert de Niro - le conseil de ne jamais anticiper un panoramique afin de ne pas prévenir le spectateur trop à l’avance. Selon le même procédé, Mia Hansen-Løve démarre souvent un travelling arrière le plus tard possible afin de donner l’impression que ce sont les comédiens qui "poussent" littéralement la caméra, établissant sans le savoir un pont entre les pratiques de réalisateurs outre-Atlantique.

Cet été, Mia Hansen-Løve et Denis Lenoir ont commencé le tournage de Bergman Island, dont la première partie s’est tournée en argentique sur l’île de Farö, en Suède. Denis Lenoir a découvert avec enchantement ces lumières du Nord où le soleil ne monte jamais très haut dans le ciel, et où l’aube et le crépuscule - les heures magiques - se dilatent démesurément. « C’était un tournage heureux, exaltant. La lumière était inouïe et le moindre plan réussi. »

Dans un tout autre domaine, il remarque qu’un des effets les plus inattendus de la grande sensibilité du numérique est qu’en tournant en très basse lumière, les pupilles noires des yeux des comédiens se dilatent et "mordent" sur la couleur de l’iris désavantageant ainsi ceux qui ont les yeux clairs.
« On vole au spectateur la beauté des yeux bleus de l’acteur. »

Sur un précédent film de Mia Hansen-Løve, L’Avenir, avec Isabelle Huppert, il avait fait des tests à l’aveugle afin de choisir une série d’optiques. Les Summilux-C de Leitz avaient été préférés aux autres pour des raisons de douceur, de rendu des couleurs et de flare. Et sur Bergman Island, Denis Lenoir a choisi à nouveau les Summilux-C.

« Si je veux de jolis objectifs, je les prends sans réfléchir. »

Bergman Island ne sortira pas avant 2020 car un des comédiens principaux s’étant dérobé au tout dernier moment, il reste à en tourner la deuxième partie à l’été 2019. Les multiples rebondissements du casting et du tournage ont poussé Denis Lenoir à tenir un journal qui en racontera tous les épisodes une fois le film terminé.

D’ici là, le soleil se lèvera et se couchera bien des fois de part et d’autre de l’Atlantique, dans les deux pays de Denis Lenoir, la France et les États-Unis.

Entre deux.