"Des GoPro à gogo"

Par Johanna Luyssen

La Lettre AFC n°245

Le Monde, 24-25 août 2014
Elle est partout. Derrière des millions de vidéos sur YouTube, et des centaines de reportages à la télévision. Derrière la fameuse scène du parapente d’Intouchables, et certains plans du dernier film de Jean-Luc Godard, Adieu au langage. Elle, c’est la caméra GoPro.

Son histoire a commencé en 2005, en Californie. Alors que non loin de là, la chaîne de partage de vidéos YouTube vient d’être créée, le Californien Nick Woodman commercialise un nouveau type de caméra. Légère, maniable, bon marché, équipée d’une fonction Wi-Fi et parfaitement étanche, elle est idéale pour l’usage que souhaite en faire ce jeune surfeur : filmer au plus près ses exploits sur les vagues, puis les diffuser sur Internet. Son slogan : « Be a Hero » (« Soyez un héros »).
Dix ans plus tard, Woodman est milliardaire et son entreprise, cotée en Bourse. Des milliers de casse-cou se filment avec son appareil et postent leurs prouesses sur YouTube. Ainsi, c’est avec une GoPro embarquée que l’Autrichien Felix Baumgartner a réalisé son spectaculaire saut de 39 kilomètres, en 2012.

Partout et par tous les temps
Un tel succès ne laisse en général personne indifférent. Surtout pas les artistes, qui s’intéressent de plus en plus aux potentialités de ce qu’on appelle les " actions cameras ". Parce qu’elles se faufilent partout et par tous les temps, elles instaurent une proximité étonnante avec l’objet filmé. « La GoPro répond à la fascination qu’ont toujours eue les artistes pour le gros plan et le mouvement, et son utilisation devrait se développer », observe la philosophe et universitaire Florence de Mèredieu, auteure de Arts et nouvelles technologies (Larousse, 2011).

De fait, lorsque les réalisateurs Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor optent pour des GoPro lors du tournage de Leviathan (2012), un documentaire réalisé à bord d’un chalutier au large du Massachusetts, c’est d’abord pour des raisons pratiques : toutes leurs caméras sont tombées en mer. Mais, très vite, ils sont séduits par l’esthétique GoPro : « Nous avons été fascinés par les images un peu déglinguées qu’elles produisent… Elles devenaient psychédéliques, cauchemardesques, fidèles à ce qu’on vivait à bord », raconte Verena Paravel.
C’est également avec une GoPro, rattachée à un drone, que le photographe britannique Rus Turner capture les paysages stupéfiants du Hampshire, en Angleterre. « Aujourd’hui, on ne fait plus de photographie aérienne sans l’aide des GoPro », explique-t-il.
Mais tous les professionnels de l’image ne sont pas aussi enthousiastes. Le photojournaliste Christophe Bertolin, de l’agence IP3 Press, regrette que la GoPro, « quoique de très bonne facture pour les amateurs », ne permette pas d’effectuer un travail photographique de haute qualité. Il ne se sent pas proche de cette esthétique qui combine selfies et prouesses physiques, le tout diffusé par le biais d’Internet, sur fond de musique répétitive : « Quand on me dit GoPro, je pense “ sports extrêmes ”, et cela me rebute. » Verena Paravel, si elle justifie l’utilisation de ces caméras par des conditions extrêmes de tournage, est elle aussi catégorique : « Je n’en utiliserai plus à l’avenir. »
La GoPro n’est pas la première caméra miniature – certains se souviennent de la Paluche, inventée dans les années 1980 par le Grenoblois Jean-Pierre Beauviala, qui rencontra elle aussi les faveurs des artistes, Jean-Luc Godard en tête, avant d’être frappée d’obsolescence. Qui sait, la GoPro n’est peut-être que la Paluche de demain.

(Johanna Luyssen, " Arts et nouvelles technologies - 6/6 ", Le Monde, dimanche 24-lundi 25 août 2014)

En vignette de cet article, Dominique Henry et Francois Cluzet en parapente biplace au-dessus du Beaufort (Savoie) pour le tournage d’Intouchables - Photo Le Dauphiné.