Deux qui ont raté la marche (de l’empereur)

par David Fontaine

La Lettre AFC n°154

Petite attention qui a dû leur aller droit au cœur : Luc Jacquet, ledit réalisateur, avait préféré se faire accompagner sur scène à Los Angeles par ses trois producteurs de la société Bonne Pioche. Et il a oublié de citer ses deux cameramen dans son discours de remerciement.

Les différents chercheurs qui ont passé l’hiver austral 2003 sur la base scientifique Dumont-d’Urville, en terre Adélie, racontent pourtant avoir vu Jacquet venir « installer » ses deux opérateurs en février, puis rentrer par le dernier bateau de liaison de l’Institut polaire, deux mois donc avant l’arrivée des manchots empereurs. Et de ne l’avoir vu revenir qu’en novembre 2003, au début de l’été austral suivant, en compagnie d’un plongeur, afin de tourner un mois sous l’eau... Jacquet n’est donc l’auteur d’aucun des plans sur la reproduction des manchots qui ont fasciné 18 millions de spectateurs dans le monde dont 1,9 en France. Ce qui ne l’a pas empêché lors des Oscar de laisser croire à l’AFP qu’il a « passé plus d’un an dans l’Antarctique », et de déclarer : « Je crois profondément en ce que j’ai filmé (...), je n’avais pas envie de garder ça (la beauté de l’Antarctique) pour moi. » Parfois, je est un autre, ou plus exactement deux autres !

Dès la sortie et le succès inespéré du film en France, début 2005, l’affaire a fait jaser la profession, car les deux cameramen (qui, pas plus que Jacquet, n’ont répondu aux messages du Canard) n’ont touché qu’un simple salaire de technicien de base en hivernage (2 500 euros environ), malgré les risques pris : six à huit heures de tournage quotidien, 60 kilos de matériel à traîner, 200 heures de rushes... Ils se sont même égarés dans une tempête de neige, dans un blizzard aveuglant à 140 Km/h par - 30°. Ils ont été sauvés de justesse, mais brûlés au troisième degré, et ont dû interrompre le tournage un mois.

Pour toute récompense, la production s’est résolue, le succès venu, à leur verser après coup un pourboire impérial chiffré entre 10 000 et 20 000 euros. C’est beaucoup trop pour un film qui a rapporté près de 120 millions de dollars, dont 80 aux Etats-Unis (record absolu pour un film français) !

(David Fontaine, Le Canard enchaîné, 22 mars 2006, avec leur aimable autorisation)