Editorial de la Lettre d’avril 2019

Par Gilles Porte, président de l’AFC

par Gilles Porte La Lettre AFC n°296

« J’avais un ami belge qui était projectionniste à Bruxelles. Il aimait tant les films de Walt Disney, qu’avant même de les projeter, il coupait certains plans entiers du montage pour les conserver. Beaucoup de Belges ignorent qu’ils n’ont jamais vu un film de Walt Disney en entier... »

Plutôt que d’afficher sa gueule sur l’écran qui annonce sa rétrospective à la Cinémathèque, Bruno Nuytten a choisi le visage de Jeanne Moreau. L’image fixe de celle qu’il a pointée dans le film qu’il nous présente, observe le public. Bruno présente un film dont il n’a pas signé l’image mais sur lequel il a été assistant caméra. Bel hommage à Ghislain Cloquet, qui fait partie de ceux qui l’ont formé. Si Bruno est en bas du grand écran ce soir, ce n’est pas parce qu’il l’a demandé – il aurait eu trop peur d’emmerder les spectateurs – mais parce que Caroline Champetier a beaucoup insisté. Je suis frappé par la façon dont Bruno met en avant ceux qui l’ont guidé et celles et ceux qui ont été ses assistants. Il les cite, un par un… Certains sont dans la salle, d’autres pas. Tous sont présents…

Pendant ce temps, la Tate Gallery s’apprête à exposer, pour la première fois depuis 1947, Vincent Van Gogh. Une exposition exceptionnelle d’une cinquantaine de toiles dont une petite merveille appelée L’Oise à Auvers : une simple aquarelle peinte deux mois avant le suicide du peintre, que les commissaires de l’exposition ont décidé de recadrer. En ôtant le cadre et la "Marie-Louise", la couleur originelle du ciel auversois apparaît : un rose vif bouleversant qui correspond exactement à la description du peintre dans l’une de ses lettres adressées à son frère Théo. Le « ciel entier coloré d’un rose et d’un orange éclatant » (sic) n’était, jusqu’à présent, qu’un brun clair, assez proche de la teinte d’un café renversé sur une nappe en papier.
Bruno passe de Walt Disney à Gérard Depardieu. Ils ont en commun d’être à l’intérieur de films où certaines de leurs prestations ont disparu et pas uniquement parce que certains projectionnistes sont aussi des collectionneurs ! Le film de Marguerite Duras proposé ce soir nous fait découvrir la première prestation à l’écran de Gérard Depardieu. Des images manquent ! Ont-elles été ôtées en raison de leur état ? Combien de films entiers sont en train de disparaître parce qu’ils ne sont pas sauvegardés ? Les films des années 1970 et 1980, que nous présente Bruno à la Cinémathèque, en sont les témoins !

N’ayant vendu pratiquement aucune de ses toiles, Van Gogh peignait avec des pigments industriels peu chers et d’assez mauvaise qualité. Des pigments qui avec le temps ont passé. Trois d’entre eux constituaient le fond de sa palette : le jaune de chrome, le rouge laqué et le brun. Van Gogh contrecarrait cet affadissement par la quantité de peinture appliquée. Une de ses séries les plus célèbres, Les Tournesols, à l’origine jaunes éclatants, sont en train, petit à petit, de perdre toute leur lumière. D’après les spécialistes, il est impossible de les restaurer… On ne touche à la couche picturale apposée par le maître ! Dans une autre lettre adressée à son frère Théo, Van Gogh écrivait que ses « tableaux fanaient comme les fleurs ». Dans certaines conférences, on appelle ce phénomène « les pigments fugitifs de l’impressionnisme » en évoquant les couleurs originelles et en proposant une copie ou un double numérique à côté. Les films sont-ils condamnés à se faner également comme des fleurs ?
Et si Bruno était finalement sorti de son bois, au premier jour de printemps, pour nous alerter sur la disparition d’images en mouvement. Les peintres du XIXe et XXe siècle ont essuyé les plâtres de l’innovation parce que les tubes de peinture qui leur ont permis de sortir de leurs ateliers pour peindre la nature étaient très instables. Que la révolution numérique apparut au début du XXIe siècle nous permette aujourd’hui de restaurer des images et des sons afin que nous puissions continuer à transmettre le plus justement possible des contrastes, des densités et des couleurs sans amputer un cadre ou un mouvement de caméra !

En écrivant ces mots je me souviens de ceux de Renato Berta. Renato venait de découvrir les DCP d’Au revoir les enfants et de Milou en mai, dont il avait signé les images mais pour lesquelles il n’avait pas été convié à leur restauration. Trouvant « certaines scènes trop claires ou chromatiquement pas justes qui altèrent la lecture du film » (sic), Renato souhaitait les corriger. Ses mots sont restés inaudibles, comme si le cadre de L’Oise à Auvers n’avait jamais été ôté.
Rappelons que le travail de l’étalonnage fait partie intégrante du travail de directeur de la photographie. Qui mieux que nous, directrices et directeurs de la photographie, pour agir et veiller à la restauration de ces films, de nos images ?
Combien de films, développés hier dans les laboratoires GTC, LTC et Éclair – aujourd’hui tous fermés – se meurent dans des boîtes métalliques sans que personne n’y prête attention. La transmission est un devoir de notre association. Encore faudra-t-il des images pour en parler ! Merci Bruno d’avoir accepté de quitter ta province… Merci Caroline d’avoir insisté… Merci la Cinémathèque d’avoir foncé… Et pardon Renato de ne pas t’avoir écouté !

En vignette de cet article, sur une recomposition de la couverture de la Lettre de l’AFC d’avril, Patrick Grandperret sur le tournage de L’Enfant lion - Photo Olivia Bruynoghe.