Editorial de la Lettre de février 2020

Par Gilles Porte, président de l’AFC

par Gilles Porte La Lettre AFC n°305

« Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? »
« Dégueulasse », c’est évoquer la qualité des images censées « mettre en lumière le travail des techniciens français, reconnus à l’international »* et faire dégueuler, en boucle, une bouillie de pixels carrés surexposés sur un écran qu’il eut été plus élégant de laisser immaculé, lors de la remise des Trophées César & Techniques, mardi 7 janvier...
Jean Seberg dans la séquence finale d'"A bout de souffle", de Jean-Luc Godard
Jean Seberg dans la séquence finale d’"A bout de souffle", de Jean-Luc Godard


« Dégueulasse », c’est ne pas respecter celles et ceux qui ont effectué la direction de la photographie, les décors, les costumes, le son ou le montage et « qui apportent tous au film un savoir-faire indispensable et unique »* tout en déclarant le contraire sous les ors du pavillon Cambon, entre la place Vendôme et l’Opéra Garnier…

« Dégueulasse », c’est confondre DVD et DCP devant les « prestataires techniques capables de comprendre et d’accompagner le déploiements des talents de techniciens qui font la richesse de notre industrie »*...

« Dégueulasse », c’est une présidence qui revendique ses 17 ans de règne à la tête d’une association sans jamais remettre en question ses pratiques de gouvernance…

« Dégueulasse », c’est, le 22 février 2019, rendre inaudible le discours d’un immense chef décorateur en imposant une petite musique qui recouvre peu à peu des mots que certains ne veulent pas entendre…

« Dégueulasse », c’est demander, le 13 janvier 2020, à des jeunes comédiens qui sont nommés pour les César des Révélations de choisir des parrains et des marraines pour répondre ensuite que certaines d’entre elles ne sont pas disponibles alors que celles-ci déclarent ne jamais avoir été contactées

« Dégueulasse », c’est qu’aucune explication ne soit apportée sur la raison de ces « agissements opaques et discriminatoires » entre les petits fours à la crème d’artichaut et le saumon mariné vinaigrette à l’huile de noix…

« Dégueulasse », c’est oublier que le principe de "Révélation", cher à tout directeur(trice) de la photographie, est avant tout un processus objectif de restitution d’une image afin de transférer ensuite cette image pour l’agrandir et l’exposer à la lumière…

« Dégueulasse », c’est que des autorités qui ont été nommées pour représenter le cinéma français clament haut et fort que « le cinéma français est très fier que Les Misérables représentent la France aux Oscars » et, en même temps, que ces mêmes autorités annulent un rendez-vous, 30 minutes avant celui-ci, auprès des représentants des industries techniques, dont certaines ont pourtant permis au film Les Misérables, très fragile financièrement, d’exister…

« Dégueulasse », c’est « offrir » (sic) 1 million d’euros pour la construction de nouveaux studios de cinéma et de séries en France en expliquant à des professionnels l’importance de cette « nouvelle stratégie, vu les demandes exponentielles des plateformes numériques » (sic), tout en plongeant ensuite dans ses textos sans écouter un producteur anglais annoncer, lors de la même conférence, qu’à Londres, ce sont 500 millions d’euros investis pour soutenir des studios déjà existants en Grande-Bretagne…

« Dégueulasse », c’est ne pas accepter, le 17 janvier, à ce que la soirée festive qui célèbre les vœux inter-associatifs puisse être perturbée par un membre d’une association de techniciens qui se proposait de faire un petit point sur une réforme qui s’apprête à engloutir tout un pan de notre profession…

« Dégueulasse », c’est regarder du haut d’une caméra les petits rats de l’Opéra danser Le Lac des cygnes loin du plafond de Chagall, en pensant que leurs petits pas de danse de côté ne nous concernent pas…

« Dégueulasse », c’est sabler du champagne entre "gens du cinéma" sans se sentir solidaires du Chœur des esclaves entonné par des salariés de Radio France en grève depuis des semaines…

Ne serait-il pas venu temps de s’interroger sur celles et ceux qui tirent les dividendes de nos engagements cinématographiques et qui semblent, en fin de compte, tellement nous mépriser, nous qui faisons aussi le cinéma français ?

* Mots empruntés au site de l’Académie des César.

En vignette de cet article, image recréée à partir de la couverture de la Lettre de l’AFC de février sur laquelle figure une photo de tournage du film de Léo Karmann, La Dernière vie de Simon, photographié par Julien Poupard, AFC - Photo Nicolas Maupin