Entretien avec Jean-René Failliot, directeur technique d’Arane-Gulliver

Par Rémy Chevrin, AFC, et Vincent Jeannot, AFC
Partenaire majeur depuis de nombreuses années auprès des directeurs de la photographie, aussi bien dans le domaine numérique qu’argentique, le laboratoire Arane-Gulliver évolue et propose depuis quelques semaines une nouvelle approche de ses activités à travers la création d’un outil de pointe technologique rue Médéric à Clichy à quelques encablures de ses locaux historiques. Vincent Jeannot et Rémy Chevrin ont rencontré Jean René Failliot, directeur de la société Arane pour nous parler de ses nouveaux outils et aussi de son parcours à travers l’histoire de son laboratoire.

Vincent Jeannot : J’aimerais bien savoir comment tu as commencé, le tout début ?

Jean-René Failliot : Dans mon garage !... J’ai commencé chez CTM comme gammeur. J’avais 15 ou 16 ans, c’était un job d’été payé, mon premier salaire, en juillet-août. Michel Thévenet dirigeait GTC. Il existait un accord entre GTC et CTM quand je faisais mon stage de labo. Au mois d’août, ils avaient besoin de quelqu’un, donc je suis allé chez CTM faire le gammeur à 5h le matin, jusqu’à 8h ou midi, je sais plus. Cela consistait à faire des trous de diaphragme dans des bandes noires, pour ensuite faire le tirage des actualités en noir et blanc sur des Matipos. Après, je suis allé au Service Cinéma des Armées, puis à la télévision, stages et petits jobs, et je suis devenu intermittent, avec beaucoup de chance d’avoir pu travailler dans une boîte qui m’a donné l’esprit que j’aimais bien et qu’on a mis un peu en place à Arane : c’était une société qui s’appelait Images de France, qui était tenue par monsieur et madame Lacoste. Ils faisaient absolument tout.
Ils avaient des bureaux rue Vernet, où il y avait salle de projection, salle de montage, et à La Varenne, il y avait des studios, des plateaux de tournage, des plateaux de doublage, d’enregistrement de son, on faisait tout. Et j’ai tout fait, là-bas. J’ai été projectionniste, j’ai assisté le doubleur, j’ai été électro, assistant opérateur, j’ai vraiment tout fait, même du montage, parce qu’ils m’avaient balancé un truc de sport pour la télé, on travaillait en inversible, sur l’original, et il fallait monter, donc j’ai eu à synchroniser – je n’avais jamais fait ça ! – à synchroniser l’image et le son, enfin j’ai tout appris là-bas.

J’ai aussi travaillé pour Armor Films, chez Fred Orain, il avait produit une grande partie des films de Tati et aussi Les Enfants du paradis. Dans sa boîte on baignait dans les films en 16mm, dans les copies des Enfants du paradis, les premiers films de Tati, on baignait là-dedans, sans savoir ce que tout cela allait devenir. Après je suis devenu opérateur de prises de vues, pigiste principalement.
Lors du tournage comme chef op’ d’un film pour l’armée, commandé par le SIRPA, un film industriel mais en 35 mm quand même ; j’ai fait des prises de vues avec tous les moyens de l’armée, c’était assez considérable, des prises de vues en Mirage entre autres, et il y avait beaucoup de trucages sur ce film. C’est à ce moment-là que j’ai connu Eurotitres et Cattelani qui m’a dit : « Il y a ça à vendre », j’ai dit : « Pourquoi pas, ça m’intéresse », allez, hop, et ça a commencé comme ça.

V. J. : Qu’est-ce qu’il t’a vendu ?

J.-R. F : Une Truca Oxberry ! Et comme j’avais préparé et suivi tous les trucages de ce film, ça me plaisait bien. Une machine comme ça, un peu bizarre, précise, qui travaille l’image. C’était un investissement tout à fait raisonnable, surtout qu’il ne croyait pas du tout que j’allais acheter, alors il avait annoncé le prix comme ça, j’ai dit banco ! C’était du matériel classique, il l’avait importé des Etats-Unis, il était un peu représentant de ces marques-là. Il en avait plein, Michel François en avait plein, toutes les boîtes de trucage en avaient. Voilà, j’ai commencé à la faire marcher dans mon garage.
Et après, Michel Thévenet, qui avait monté Telcipro, a fait le tour des truqueurs pour savoir qui voulait venir dans son laboratoire, on lui avait répondu : « Non, ça ne m’intéresse pas, je ne veux pas tout déménager… » Dans un festival, il a vu un de mes trucages, il a demandé au réalisateur où il l’avait fait, il lui a répondu : « A Villiers-sur-Marne », et comme Thévenet habitait à Villiers, il est venu me voir. Il m’a dit : « Est-ce que ça t’intéresse de venir t’installer à côté du laboratoire ? J’ai des locaux ». J’ai dit : « Oui, banco, on y va ! »
On s’est installé rue d’Alsace en 1980, puis on a suivi Telcipro place Anatole France toujours à Levallois-Perret, jusqu’à la fin.

V. J. : Donc vous étiez spécialisés pour les trucages et aussi les génériques…

J.-R. F : On faisait des trucages simples et des génériques, on faisait des incrustations simples. Il y avait des boîtes qui réalisaient des trucages plus sophistiqués, vraiment compliqués, par exemple, TRUQUE, qui faisait des choses extraordinaires. Je me souviens, à l’époque c’était quand même fabuleux, c’était une pub pour Pioneer, où l’Arc de Triomphe s’enfonçait dans le sol, et une chaîne Pioneer sortait à sa place avec les voitures tournant autour. C’était en argentique pur ! C’était complètement fou ! On n’était pas du tout sur le même créneau, on ne faisait pas du tout ce genre de chose.

Rémy Chevrin : Et le 70 mm ?

J.-R. F : Chez Telcipro on avait installé une développeuse négative 65 mm et une développeuse positive 70 mm dans leur laboratoire et on leur achetait les bains. On a commencé comme ça, avec les machines de Kiev que j’étais allé chercher, parce que je voyais bien que les trucages viraient vers le numérique.

V. J. : Pourquoi le 70, comment ça s’est fait ? Ce n’est pas quelque chose de commun, le 70 mm…

J.-R. F : C’est parce que j’ai toujours aimé les grands formats, j’aimais les grandes images ! J’ai été bercé au Kinopanorama, à l’Empire Cinérama, j’allais voir les films, comme j’habitais juste à côté du Kinopanorama, forcément, j’étais toujours fourré là-bas. J’ai toujours aimé être vraiment immergé dans le film, avec des impressions fortes. Les Montagnes Russes, ça m’amusait quand j’étais gosse.

V. J. : C’est l’expérience du grand écran, et quand as-tu commencé le 70 mm ?

J.-R. F : Oui c’est l’expérience du grand écran. J’avais suivi les histoires de Play Time, à l’époque, ce tournage qui avait fait couler beaucoup d’encre. Et à un moment donné, vu qu’en URSS ils avaient tourné beaucoup en 70 mm et qu’ils vendaient leur matériel, je me suis dit : « Je vais essayer d’aller en acheter une partie, on verra bien, en essayant de dépenser le moins d’argent possible ». J’y ai pensé vers1993-94, environ, j’ai commencé à prendre des contacts à Kiev, je crois en 95, ça s’est fait en 96-97, on a échangé du matériel contre de la pellicule, et à partir de ce moment-là, les projets sont sortis des tiroirs, on a commencé à en parler dans la petite sphère des grands formats.
Ensuite nous sommes allé dans les symposiums de grand format, il y a eu des gens avec qui ça a accroché… Le premier film que j’ai vu arriver, à Anatole France, c’est Play Time. Là, j’étais tout content, j’ai passé des jours et des jours à regarder ce négatif, à l’éplucher, image par image, vraiment…

V. J. : Tu avais déjà une tireuse, à l’époque ?

J.-R. F : Oui, j’avais une tireuse Modèle C qui venait de Kiev (70-70 mm car les Russes utilisaient du négatif 70 mm) qu’on avait modifiée 65-70 mm, une développeuse positive 70 mm Arhuero, une machine en plastique mais qui fonctionnait quand même. Et à l’époque, je donnais à développer les négatifs, soit chez CFI à Los Angeles, soit chez Arri à Munich.

R. C. : Tu ne travaillais pas avec Madrid ?

J.-R. F : Ils avaient déjà arrêté, puisque Play Time est arrivé de Madrid, et Technicolor était aussi en train d’arrêter. Quand je les ai rencontrés, ils m’ont dit : « C’est vachement bien que vous continuiez le 70. » Donc je me suis retrouvé le seul en Europe. Et après, on a eu des films principalement en Imax. Il y a eu des restaurations, la restauration de Play Time en cinq perfs, et des tournages qui se sont faits pour différents parcs d’attraction, en cinq, huit ou quinze perfs, ça dépendait. C’était compliqué, il y avait plein de problèmes à résoudre, des choses pas ordinaires.

R. C. : C’est de l’industrie lourde…

J.-R. F : Oh, lourde, par le poids, oui !

V. J. : Je me rappelle le déménagement des tireuses russes, d’Anatole-France à Sanzillon… Tu avais une gonfleuse et une réductrice 5perfs ?

J.-R. F : J’avais une gonfleuse qui venait de Kiev, parce que je voulais pouvoir faire des gonflages de 35 en 70, naïvement, je me disais : « On va vraiment pouvoir montrer ce qu’on peut faire et ce qui est beau à faire, en partant du 35, mettre le maximum de ce que peut donner le 35 ». C’est vrai qu’à chaque fois qu’on faisait des essais et qu’on les projetait, tout le monde disait : « On n’a jamais vu ça, c’est superbe ! » Oui, mais je crois que je n’ai eu que deux films à gonfler en 70.

V. J. : C’était du Scope ?

J.-R. F : Du Scope ou du Super 35, toujours au format Scope à l’arrivée. Et puis nous avions une autre réductrice, pour pouvoir faire les copies de travail des films tournés en Imax. Du négatif 15 perfs, on faisait une réduction 35 mm en positif direct, avec les numéros de bord qui ne se trouvaient pas au bon endroit sur le 35 puisqu’on est en défilement horizontal avec le 70, les numéros de bord étaient photographiés dans l’inter-image du 35. Après, on passait ce positif développé dans une Acmade, pour piéter le film, de manière à ce qu’on puisse retrouver ces fameux numéros de bord, indispensables pour pouvoir faire le montage négatif.
Donc on travaillait avec ce matériel-là qui posait des problèmes techniques assez étonnants, qui sortaient vraiment de l’ordinaire, et qui me remettaient dans toute l’ambiance d’Images de France où on se démerdait ! Il fallait qu’on trouve des solutions.

R. C. : Tu veux dire par là que c’était une démarche un peu empirique ?

J.-R. F : Oui, enfin empirique, il fallait que ça fonctionne, on trouvait des astuces, on allait chercher dans les magasins de bricolage quelque chose qu’on aurait pu détourner de sa vocation première, pour l’utiliser et pour faire fonctionner nos machines.

V. J. : Quand tu parles de bricolage, je pense à un bricoleur de génie, qui nous a quittés malheureusement, Dominique Benichetti, qui a compté énormément…

J.-R. F : Oui, il a énormément compté. Je l’ai connu quand j’étais rue d’Alsace, il faisait des films d’animation, avec le banc-titre qu’il avait bricolé, et il est arrivé pour que je lui fasse ses génériques, parce qu’il avait des génériques à faire en surimpression sur des images animées. C’est comme ça que je l’ai connu et, petit à petit, on a sympathisé, puis le 70 mm a tout déclenché, c’est parti, et je dois dire qu’il m’a appris aussi énormément de choses. Ma motivation principale dans ce métier a toujours été d’apprendre.
Le jour où je n’apprendrai plus rien, j’irai voir ailleurs, où je pourrai encore apprendre. Dominique Benichetti était un homme curieux, toujours curieux, toujours à vouloir justement aussi apprendre des trucs, donc on apprenait ensemble. C’était très drôle !... Il m’a appris à me servir du tour et de la fraiseuse, à fabriquer un outil qui servirait…donc avec des outils, on fabriquait un outil qui nous permettraient de fabriquer une pièce. C’est fabuleux comme démarche.

V. J. : Et donc il y a eu le grand saut, quitter Telcipro et voler de tes propres ailes.

J.-R. F : Oui, alors ça été effectivement le grand saut, en 1999. On voulait essayer de faire quelque chose avec les gens de Telcipro, parce que le lieu était intéressant, ça avait le mérite d’exister, on avait déjà des machines qui étaient là. Je pensais que le numérique allait débouler à toute blinde en deux, trois ans, et que le labo ne serait plus juste qu’une développeuse négative, une positive, une tireuse pour tirer maximum quinze copies. Ça c’était en 2000 !
Et puis non, ça a mis quand même dix ans avant de devenir comme ça. Il y a eu, assez longtemps, 300, 400 copies pour les sorties en salles ! Mon concept était de faire un laboratoire qui soit dédié aux boîtes qui faisaient du shoot et qui avaient besoin d’un travail soigné… Cette demande je la connaissais bien : quand, par exemple, nous avions passé trois jours à faire minutieusement un trucage qui ne représentait qu’une trentaine de mètres, la plupart du temps ce travail était à moitié massacré par les labos, ils nous livraient un positif qui n’était pas présentable, parce que ce bobino de trente mètres, par rapport aux milliers de mètres des tournages, les laboratoires s’en foutaient. Ce n’était pas leur problème.

V. J. : Tu avais et tu gardes encore cet esprit artisanal.

J.-R. F : Oui, parce que j’ai vécu très mal, le fait d’avoir un travail de trois jours qui ne soit pas pris en compte avec toute sa valeur par un laboratoire. Quand j’ai monté le laboratoire rue Madame de Sanzillon à Clichy, c’était dans cet esprit, justement, puisque les trucages se faisaient en numérique et étaient shootés sur film, des choses très longues et très coûteuses. Et ça représentait aussi quelquefois des petits morceaux. Par exemple, il y avait les calibrations, les calibrations c’est six, sept mètres à tout casser ! Mais c’est très important la calibration, il ne faut pas la massacrer, il ne faut pas la développer n’importe comment.
C’était l’esprit du labo que je voulais faire. A l’époque, les gens de Telcipro étaient emballés, vraiment emballés, mais les financiers qui étaient avec eux on eu la trouille, du grand format principalement. « Qu’est-ce que c’est que ces allumés, non, on a trop peur… » Ça ne s’est pas fait, et le propriétaire des lieux a dit : « Vous dégagez, je vais vendre, terminé ! » En l’espace d’un an il a fallu trouver un local et déménager, voilà.

R. C. : Un moyen aussi, peut-être, de te retrouver face à tes choix : « Maintenant, j’ai cette liberté entière de proposer… »

J.-R. F : Là, de toute façon, soit j’arrête, soit je continue. On a trouvé ce local rue Madame de Sanzillon à Clichy, et Vincent (Vincent Jeannot NDLR) est arrivé et nous a aidés pour l’installation ! Pratiquement, on continuait à développer pendant le déménagement et pendant les travaux. Telcipro était en train de fermer, on allait encore chercher des produits chimiques au laboratoire !... Et les clients Imax américains venaient dans la salle de projection pour voir les rushes en 35 qu’on avait faits, il n’y avait pas encore les sièges dans la salle, ils étaient assis par terre ou sur des bancs en bois !

V. J. : On disait qu’Arane était le labo de Mikros, pour tirer tous les shoots de Mikros.

R. C. : C’est un partenariat, ça.

J.-R. F : Oui ! Au départ, quand il a fallu acheter et déménager, c’était un coût, tout de même. Donc on a cherché des partenaires qui puissent mettre de l’argent. On a rencontré les gens de Mikros, on a sympathisé, il y avait vraiment le même esprit. On avait vraiment envie de faire des choses ensemble, on a vécu des choses vraiment bien !

R. C. : Ça avait un sens, cette collaboration.

J.-R. F : Complètement ! Au départ, il y avait les techniciens de Mikros qui nous disaient : « Non, vous n’y arriverez pas, vous allez nous raconter des bobards comme les autres », j’ai dit : « Ben on va voir ! » Ils ont mis de l’argent, et ont dit : « On met de l’argent mais achetez du matériel 35 mm », parce que, à l’époque, on n’avait que du 70. On a investi dans du matériel 35 et des locaux, et c’est là qu’on est parti sur le 35.

R. C. : C’est-à-dire que tu as monté une chaîne 35 au moment où les prémices du numérique se mettaient en place ? Et du matériel que tu as acheté…

J.-R. F : Neuf.

R. C. : C’est quand même une gageure, ça ! Au moment où on pourrait imaginer qu’il faut être réactif…

J.-R. F : Oui, parce que je me disais quand même que les shoots allaient durer un bon moment.

R. C. : Ce qui est juste.

V. J. : Mais tu n’avais pas prévu de faire du long métrage, au départ ?

J.-R. F : Non, c’était vraiment pour développer les shoots des différentes boîtes.

R. C. : C’était étrange que tu installes des outils performants et neufs, avec l’exigence qu’on te connaît, pour ne pas proposer ces services… C’est vrai que tout doucement, Arane est devenu une option de laboratoire moins… imposante que les laboratoires historiques, mais qui propose un soin et une attention particulière sur les travaux 35.

V. J. : Vous avez aussi collaboré avec Digimage ?

J.-R. F : Et il y a eu Digimage, en fait Digimage est arrivé tout à fait par hasard, puisque c’est avec le film de Jacques Perrin, Océans, principalement, puisque Galatée avait fait faire des essais dans différents laboratoires européens, pour savoir lesquels ils allaient choisir, à l’aveugle. Finalement, on a été retenu avec Digimage.

R. C. : C’est ce qui s’est passé aussi avec Tom Stern sur Faubourg 36, il avait fonctionné comme ça, à l’aveugle, il avait dit : « Moi, ce que je veux, c’est ça », et c’était aussi Arane-Digimage. C’est face au marché aussi que ton activité a évolué. Il y avait une demande…

J.-R. F : Ce que je voulais surtout, c’était d’abord ne pas raconter de bobard aux chefs op’ quand quelque chose n’allait pas, et ça n’a pas été facile non plus, je me souviens qu’on avait eu un problème au développement dans la chambre noire, un truc tout bête, les lunettes infrarouges s’étaient décrochées de l’opérateur, et avaient voilé le négatif, pendant deux secondes mais ça avait suffi… et donc, on dit au chef op’ : « On est désolé, voilà ce qui s’est passé ». Il dit : « Arrêtez de me raconter des salades, ce n’est pas possible. » J’en revenais pas : « Mais si, c’est ce qui s’est passé ! » Et pendant un an il ne nous a pas crus. J’ai fini par lui dire : « Viens voir, je vais te montrer ce qui s’est passé. » Il a vu et il nous a avoué : « Je ne pensais pas que ça pouvait arriver ».

Il y a eu aussi, pendant le tournage d’Océans, ce tournage, ç’a été une très belle expérience. Une année, ils ont tourné en Antarctique, dans la glace, dans la neige, en pellicule pour les extérieurs. Et un an après, ils font d’autres prises de vues pratiquement au même endroit. Le grain était pas le même sur la pellicule. Il était un peu plus fort que précédemment. Sensiblement. Même pellicule, mêmes conditions… Pas le même bain évidemment, mais les mêmes normes, et au niveau des réglages : pareil, je suivais ça, on s’était mis à l’époque au programme Imagecare de Kodak, on était vraiment bien suivi, tout un " process " mais… non, on ne comprend pas ce qui s’est passé.
On fait plein d’essais, et puis je me suis dit : « Il y a quand même un paramètre qui a changé : on a fait un bain neuf il y a pas longtemps », parce qu’il y avait eu un problème et qu’il avait fallu le vider et en refaire un neuf. Mais avec les mêmes normes Imagecare, impeccable. Donc je fais des prises de vues sur différentes plages de gris que je développe dans les deux machines : une machine qui avait un bain qui avait déjà tourné depuis longtemps, et celle qui avait un bain neuf. Et je me suis aperçu que quand le bain était neuf, le grain était plus important.
Je vois le chef op’ et je lui donne mes conclusions et je lui montre mes tests. Et il dit : « C’est la première fois que, sans que je le demande, un laboratoire essaye de chercher pourquoi il y a eu un problème. »

R. C. : Vous avez joué la transparence, ce qui n’est pas toujours le cas, c’est parfois compliqué, c’est vrai dans la chimie, c’est vrai aussi dans les caméras, quand il y a des soucis… C’est tout à ton honneur de chercher à savoir et à améliorer.

J.-R. F : Ceci dit, il faut bien aussi remettre les choses à leur place. Quand on acquiert une certaine expérience en laboratoire, on reçoit des claques aussi. Quelquefois, il y en a qui ne jouent pas le jeu, je parle de ceux qui utilisent le laboratoire, que ce soient des producteurs ou des chefs opérateurs, qui renvoient un énorme retour de bâton sur un problème, que le laboratoire a eu. Alors les labos ont tendance à dire : « Bon, on va pas la ramener, on va dire qu’on ne sait pas et on verra… »

R. C. : Est-ce que l’arrivée du numérique, des outils numériques, d’une technologie nouvelle, d’un savoir-faire qu’il fallait partager, en a été une, de claque ? Comme tu dis, en 2000, tu sentais que deux ou trois ans plus tard ça allait arriver, cette révolution numérique elle aura pris en gros dix, douze ans, maintenant on est vraiment passé de l’autre côté – ce qui n’enlève rien à l’argentique. Je me rappelle en effet qu’on avait très peur de cette claque très violente, très dure, on disait : « Oh, c’est dans deux ans ! », et puis après deux ans, « Oh, c’est dans deux ans… ! » et puis voilà….

J.-R. F : Entre temps, c’est la photo qui a eu cette claque très brutale, puis pour le cinéma, c’est arrivé d’un coup, en deux ans toutes les salles sont passées au numérique.

R. C. : Et quid des activités 70 mm ?

J.-R. F : Ça continue. Malheureusement, beaucoup de tournages Imax se font en numérique.

V. J. : Il y a eu vraiment un gros coup d’arrêt avec le 11 septembre ?

J.-R. F : Oui, le 11 septembre a vraiment arrêté les choses, parce que les Américains ne sont plus du tout venus, ils n’ont plus voyagé du tout. Tout est reparti aux Etats-Unis.

R. C. : La difficulté pour toi était de pondérer chaque activité et, en même temps, de les faire croître ?

J.-R. F : Le numérique n’a pas déboulé comme ça en huit jours. Je me suis dit : « Mais qu’est-ce que ce numérique va pouvoir nous apporter, comment ça va évoluer ? » Parce que bon, on recherchait toujours quelque chose qui nous faciliterait le travail. Ça, ça va nous faciliter le travail, ça par contre, ça va nous le compliquer… On a commencé aussi à travailler un peu avec Eric Moulin sur le numérique, on a débroussaillé le numérique à Arane avec lui.
Puis, il y a eu un facteur déclenchant, il y a trois ou quatre ans, le prix des consoles d’étalonnages, a chuté ! Mais d’une manière vertigineuse ! Alors qu’avant, c’était difficilement accessible financièrement, un investissement très lourd ! Là, tout d’un coup, je suis allé à un IBC, les prix s’étaient écroulés d’un coup.

R. C. : Parce qu’aussi, il y avait une offre de matériel…

J.-R. F : Beaucoup plus large ! Il y avait des petits qui arrivaient sur le marché…

R. C. : Le Pablo, Nukoda, Lustre… Auparavant, il y avait une ou deux marques, tout d’un coup il y en a eu dix, qui apportaient des nouveautés, en formation c’était assez simple, voire plus simple… Maintenant tu dirais quoi d’Arane, quelle dénomination pourrais-tu donner à Arane ? Laboratoire argentique, numérique ? Traitement d’image ?

J.-R. F : On appelle ça un laboratoire de postprod, en englobant tout.

V. J. : Le passage au numérique est quand même une vraie révolution pour Arane. Je suis resté deux ans avec vous entre 2000 et 2002, tout était en argentique et maintenant vous pouvez traiter un long métrage, des rushes en data jusqu’au DCP.

J.-R. F : Je pense aussi que cela a été une vraie question de survie pour nous. Les tournages en argentique se sont considérablement réduits, il n’y a plus de retour sur film et ce qui est paradoxal, c’est que nous sommes aussi devenus en concurrence directe avec nos anciens partenaires que sont Mikros et Digimage sur le numérique, ce qui n’est pas simple.

R. C. : Venons-en à la conception de cette salle rue Médéric que vous venez juste d’inaugurer : salle d’étalonnage numérique et salle de vision. C’est vrai qu’elle est magnifique, et elle met en avant deux choses fondamentales, c’est l’image – on comprend ton amour pour l’image – mais aussi le son, ce qui est quand même unique dans un labo de postprod image.

J.-R. F : J’avais souvent été voir des films dans la salle du Planet Hollywood sur les Champs Élysées, en avant-première ou en projection d’équipe, et j’avais trouvé le son, mais alors, fabuleux, je connaissais le projectionniste, on y allait, on se projetait des trucs de temps en temps… Il y avait aussi le Max Linder, c’était la même équipe de projectionnistes, Stéphane Texier, Sébastien Massot, l’équipe qui assurait les projections à Cannes et également au dôme Imax de la Défense. Je me souviens qu’au Max Linder, on s’était fait une projection après la fermeture, avec des copains, on était une dizaine, de Baraka, en 70 mm. (Rires) (https://www.imdb.com/title/tt0103767/)

V. J. : J’y étais… Je m’en souviens bien.

J.-R. F : Certains ne tenaient pas, ils se sont endormis, à 1h du matin, après la journée de travail… mais alors, avec un son, il était encore bien réglé, il était superbe. Là, je me suis dit, l’image, le son, tout ça, ça va ensemble.

V. J. : A un moment, tu regrettais qu’il n’y ait pas de salle Imax à Paris, il y avait une salle Omnimax à la Géode, mais qui n’était pas vraiment bonne parce que l’écran s’éclaire lui-même, et un de tes rêves, à un moment, c’était aussi de construire une salle Imax au cœur de la capitale ?

J.-R. F : Complètement, j’avais pris plusieurs contacts, mais c’était de la folie, ça n’avançait pas, il y avait des problèmes politiques, ça partait dans des délires complets. C’est dommage, parce que je me serais bien amusé à faire partager cette passion…

R. C. : C’est démoniaque, d’un point de vue architectural et financier…

J.-R. F : Mais elle n’aurait pas fait que ça, ça germait déjà… le côté multifonctionnel.

R. C. : Ici dans cette salle rue Médéric, on ressent tout de suite que tu as voulu privilégier le grand écran, l’idée du grand écran, ce qui n’est pas le cas dans de nombreuses salles de référence pour nous, qui sont, je dirais, un peu traditionnelles. Une assez grande distance de l’écran, une dimension assez raisonnable de l’écran… quand on arrive ici rue Médéric, on se dit : « Voilà, chez Arane, on rentre dans l’image. » Ça a complètement du sens par rapport à ton travail sur le 65, le 70, sur le gonflage ou la réduction, la preuve, puisque gonflage-réduction, tu nous proposes même d’étalonner sur une base plus petite de 6 mètres ou de projeter en grand sur 9 mètres. (Rires)

J.-R. F : Tu comprends parfaitement ça ! Il y a beaucoup de logique là-dedans. On a mis également des rideaux noirs qui se mettent en place tout autour de l’image. Je me souviens d’en avoir souvent parlé avec des boîtes de postprod, des projections privées, je leur disais : « Mais pourquoi vous ne mettez pas du noir autour de votre écran ? Cela ne nous viendrait pas à l’idée de faire une exposition de photos noir et blanc et de les punaiser sur le mur, on les encadre !

V. J. : Ce qui est incroyable, c’est l’impression acoustique, auditive qu’on a quand on rentre dans la salle. Tout de suite, « Ah, ça se sent ! ». On l’entend.

J.-R. F : La qualité acoustique de cette salle amène aussi un confort de travail, quand dans la salle, des réalisateurs, producteurs, sont en train de parler au coloriste, pour lui dire ce qu’ils pensent, ici ils peuvent se parler. J’ai vu beaucoup de salles d’étalonnage où l’étalonneur en a marre, « Je n’entends rien du tout », il se lève de sa console et vient s’asseoir à côté d’eux, les chefs op’ demandent alors : « Il faut mettre des micros ! »

R. C. : Pour la mise en place de cette salle-là, tu as travaillé avec un ingénieur particulier, pour le son, je crois…

J.-R. F : Oui, c’est Jean-Pierre Lafont, qui a repris la représentation THX en France. J’ai rencontré plusieurs acousticiens…

V. J. : Et qu’est-ce qui t’a séduit chez lui ?

J.-R. F : Il explique bien, il est passionnant. Les autres aussi, mais lui, il sortait du lot. C’est un passionné, il n’y a pas de doute. Il a un parcours extraordinaire. Il a construit à une époque les consoles Lafont, avant que ça passe au numérique.

R. C. : Qu’est-ce qui l’excitait dans un projet comme Médéric ? L’architecture même, le travail complexe d’acousticien ?

J.-R. F : Le travail complexe, le fait de partir de rien, de tout reconstruire de A à Z. Il y avait quand même des contraintes de taille, on ne peut pas avoir des mètres carrés comme ça disponibles aux portes de Paris, cela coûte, donc il faut faire attention. J’ai appris énormément de choses avec lui, c’est passionnant ! J’ai appris par exemple que les ondes de 20 Hz, pour ne pas qu’elles passent au travers des murs, il fallait qu’il y ait dix mètres d’air. Et là, elles ne passent plus, comme une onde lumineuse ne passe pas au travers d’une plaque de bois, mais au travers du verre. J’ai eu beaucoup de similitudes avec la lumière, vraiment très intéressantes. Et il y avait des contraintes de sécurité, l’évacuation de fumée…

R. C. : Les normes sont tellement complexes…

J.-R. F : Là, j’ai eu beaucoup de mal entre l’architecte qui avait des contraintes de normes, et qui devait faire des économies, c’était un peu son rôle, et l’acousticien, qui lui, passionné par son truc, demandait plein de choses !

R. C. : J’imagine qu’il y a la réalité aussi de la projection d’image, quelque part tu ne pouvais pas non plus te retrouver à fonctionner avec des méthodes artisanales…

J.-R. F : Effectivement, j’ai hésité au niveau des projecteurs numériques et j’ai choisi le Christie 4K et, dans ce modèle, parmi les deux modèles d’optiques proposés : les modèles HB, " haute brillance ", et les modèles HC, " haut contraste ", mon choix s’est porté sur les HC.

R. C. : Ça veut dire qu’on peut projeter ici de la 2D, de la 3D. Ton écran n’est pas métallisé ?

J.-R. F : Non bien sûr. Mais pour la 3D je change la lampe. C’est très facile de changer la lampe sur cet appareil. On peut mettre du 6 kW maximum, moi j’ai une 2 kW. Je passe à 6 kW pour la 3D.
Et de là est née l’idée qu’il y’aura certainement d’autres projecteurs qui vont arriver, car cette technologie n’arrête pas de progresser donc je vais faire trois ouvertures, au grand dam de l’acousticien ! J’ai besoin de ça pour pouvoir faire des comparaisons avec les projecteurs qui vont sortir.

V. J. : Je voudrais revenir sur un point que nos lecteurs, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas encore visité Médéric, ne savent pas, c’est qu’il y a quelque chose de bizarre, une transformation qui se passe dans la salle.

J.-R. F : Oui, pour passer de la configuration salle d’étalonnage à celle de la salle de projection.

V. J. : C’est quand même assez unique.

J.-R. F : Oui, c’est très théâtral, puisque c’est basé sur de la mécanique de théâtre. On voulait avoir le confort de l’étalonnage d’images, mais forcément, le son en pâtit, avec une console d’étalonnage, les réflexions sonores sont perturbées, on ne pouvait pas laisser cette table d’étalonnage en place, avec ses panneaux de bois, on s’est dit : « Si on ne peut pas la laisser, on va la faire descendre dans le sol On va donc creuser pour pouvoir la faire disparaitre. Mais après il restera un trou, il faudrait bien que l’on mette des sièges à la place de ce trou, qu’on ferme ça de manière à ce que l’acoustique redevienne normale. On s’est dit, on va faire un système avec les sièges vont venir par le côté, on a imaginé plein de systèmes, on a même pensé les remettre à la main, pourquoi pas, ça prenait 1h30, 2h, pourquoi pas… Cela correspond à 10 fauteuils. Puis on s’est dit : « Pourquoi ne les ferait-on pas glisser sous la cabine de projection ? ». Donc, voilà, c’est comme cela que l’idée nous est venue.

R. C. : Oui, pourquoi faire simple quand on peut faire Shadock ! (Rires)

J.-R. F : Donc ça redevient acoustiquement parfait, une salle de projection avec la même image que pendant l’étalonnage. On peut être en grand, on peut voir le film, que l’on vient d’étalonner, dans une atmosphère de grande salle, en pouvant voir les défauts et les corriger.

R. C. : Grande salle très haut de gamme quand même, parce que dans l’installation sonore et image, pas mal de cinémas sont encore en 2K avec un son un peu pauvre.

J.-R. F : C’est justement pour que les choses changent ! Surtout maintenant, avec le numérique et les qualités sonores que l’on peut avoir chez soi, ça fait partie d’un tout. Donc un film, c’est une bonne histoire, une bonne histoire, une bonne histoire, et une bonne image et un bon son. Ça a évolué. Avant, l’image, d’abord on pouvait pas faire mieux, c’était comme ça voilà, on s’y faisait, quand l’histoire était excellente ça passait mieux, mais maintenant, les gens ont chez eux des grands postes de télé, ça va évoluer encore plus, les Oled arrivent, ils ont des casques, on a l’impression qu’ils sont en 5.1, Dolby met en place le système Atmos, quand on va l’écouter au Wepler, le logo, ça déménage, c’est quand même intéressant - il va falloir que ça soit bien utilisé, c’est comme tout, donc oui, il faut… ça fait partie d’un tout.

V. J. : Pour résumer, cette salle rue Médéric est à Clichy mais pas du tout à côté du laboratoire, c’est une entité à part, et est-ce que c’est une entité autonome ?

J.-R. F : Au niveau du numérique c’est autonome, par contre c’est encore lié à l’argentique qui est développé et scanné à Sanzillon et arrivera ici à Médéric sous forme de fichiers numériques.
Toute la chaîne de postprod numérique peut être assurée ici : du traitement, étalonnage et sécurisation des rushes sur bandes LTO en passant par la conformation et l’étalonnage final jusqu’à la fabrication des copies DCP et aux projections de validation.
J’ai l’impression que la majorité de nos clients qui travaillent en numérique avec les boîtes de postproduction ont peur que leurs films ne soient pas bien, une fois projetés en salles. Peur parce qu’avec la dématérialisation de l’image et du son à tous les niveaux, ils ont perdu leurs repères et se sentent encore plus dépendants de ceux qui maîtrisent cette chaîne.
Notre métier en tant que postproducteur numérique, c’est de ne pas laisser les clients dans l’interrogation, de les accompagner, de les rassurer et d’être le plus possible à leur écoute sur le plan humain mais aussi technique et de répondre aux questions qui partent dans tous les sens.
Nous avons mis le paquet pour construire cette salle et ce complexe rue Médéric.
C’est un gros pari mais je pense que si c’était réellement trop risqué les banques ne nous auraient pas suivis.
Ça a du sens, si on considère le cinéma comme un art, et ce lieu, dédié à l’image et au son, en adéquation avec la technologie de notre époque.

(Propos recueillis par Rémy Chevrin, AFC et Vincent Jeannot, AFC - Transcription Vincent Jeannot)

Messages

  • Bonjour Jean-René,
    Je suis ravi que vous vous souveniez de la salle du Planet Hollywood dont j’étais le projectionniste et responsable depuis son ouverture en 1997 et jusqu’en 2007, sa fermeture. Aujourd’hui encore, on me parle de cette salle qui n’était qu’un cube de béton à mon arrivée.

    Sans le savoir, vous aviez déjà écouté l’exellent travail de Jean-Pierre Lafont lors de votre visite au Club Lincoln l’année dernière. Comme vous, je fus séduit par la passion et le côté pédagogue et rigoureux de cet homme, c’est d’ailleurs à la suite du travail difficille dans cette petite salle qu’il décida de devenir le consultant THX en France, ce qui à n’en pas douter lui fût facile, comment l’équipe de THX pouvait en choisir un autre ?!

    Daniel Dubuisson
    Projectionniste et responsable de la salle de vision, le Club Lincoln.