Entretien avec Michel Amathieu

A propos du film "La Vie est un miracle"

Michel Amathieu a accordé un entretien à Eric Guichard et Jean-Michel Humeau, lors du dernier Festival de Cannes.

Le thème en était, comme de bien entendu, l’évocation de son travail sur La Vie est un miracle d’Emir Kusturica.

Comment s’est passée ta première rencontre avec Emir Kusturica et à quel moment ?

Ma première rencontre avec Emir, je la dois à Thierry Arbogast. Pour des raisons personnelles, il n’a pas pu terminer Chat noir, chat blanc. J’ai pris sa suite, en essayant de garder une certaine continuité. Tourner avec Emir m’effrayait et m’attirait tout autant. Avant de commencer ce métier, mes rêves de cinéma étaient Fellini, Kusturica et Kubrick, alors travailler avec l’un d’eux était quasi inespéré. Emir représentait pour moi un mythe. J’ai éprouvé un immense plaisir sur Chat noir, chat blanc.

Ensuite Emir m’a proposé des publicités et un tournage en Super 8 noir et blanc (tournage avec quatre-vingt personnes). En fait ce clip qui a été inséré dans le documentaire Super 8 Stories (sur son groupe de musique) était déjà une histoire de trains et de tunnels.

Les premiers repérages de La Vie est un miracle ont démarré en septembre 2001, dans cette région très verdoyante de petite montagne en pleine Serbie, à quatre heures de Belgrade et à dix kilomètres de la Bosnie. Au fil des visites, les discussions s’affinaient.

Emir a choisi un endroit où un amoureux de train remettait en route un chemin de fer qui serpente comme un grand huit dans la montagne, une grande boucle qui accueillerait des touristes. Cet homme ayant du mal à terminer son circuit, Emir a financé la fin des travaux, en contre-partie nous avons utilisé cette structure. Le tournage a commencé en mars 2002. Nous avions à notre disposition une ligne de chemin de fer, des tunnels et deux machines, une à vapeur (qu’on ne voit pas dans le film monté et pourtant nous avions tourné des séquences magnifiques avec cette machine à vapeur !) et l’autre, diesel. Cette structure nous permettait de faire tout ce que l’on voulait : couper des rails, les remettre ; boucher les tunnels, les déboucher.

Le lieu de tournage étant inaccessible aux camions, nous utilisions les wagons pour le transport du matériel, le long de la voie de chemin de fer. Le décor de la maison du héros fut construit en dur. Les draisines nous servaient de chariots de travelling.

Savais-tu, à la lecture du scénario, que tu partais pour un an de tournage ?

Non ! Emir voulait vraiment le tourner en six mois, ce qui est déjà pas mal. Tout était planifié sur 39 semaines avec des interruptions : on tourne 8 semaines, on s’arrête 2 semaines. Mais tout cela a explosé très vite, car Emir n’a pas l’habitude de travailler comme cela. Il a besoin de deux choses : temps et espace. L’espace, qui joue un rôle très important dans ce film, il l’a trouvé là-bas, sur place ; et le temps, il en faut pour chercher, il ne s’arrête de travailler que lorsqu’il a trouvé ou lorsqu’il tombe d’épuisement, mais il se relève très vite !

Avant de revenir sur l’esthétique du film, une question : le fait de partir tout seul était-il une demande d’Emir ?

C’était une demande d’Emir. Déjà, sur Chat noir Chat blanc, Thierry, premier chef op’ français à travailler avec Emir, arrivait tout seul. Donc je ne me suis même pas posé la question, je n’ai jamais proposé personne. Emir veut travailler avec des gens locaux. Pour ce film, l’équipe était formée de gens qui venaient de Belgrade, de Sarajevo et des locaux qui venaient de la campagne qui, au départ, étaient des porteurs, puis au fil des mouvements d’équipe, certains sont devenus machinistes, d’autres électriciens.

Emir, producteur du film, a décidé d’acheter le matériel. Tout ce qui concerne la caméra (une 535 B, robuste qui n’est jamais tombée en panne en un an) vient de chez Technovision et le matériel électrique et la machinerie ont été achetés chez Transpalux et Cargrip. On est parti avec ce matériel de base en se débrouillant pour faire tout ce que l’on avait à faire avec ça. On a même acheté un ballon à l’hélium et je leur ai appris comment s’en servir. C’était très pratique, Jean-Louis (Jouannin, d’Air Star, ndlr) nous a vendu un ballon adapté à nos tunnels ! On le dégonflait à peine et l’on passait ! Je m’en suis beaucoup servi et ce que je préfère avec le ballon, c’est la séquence de nuit avec la colonne de réfugiés. Je n’aurais pas pu faire autrement sur ce chemin de montagne, bordé d’arbres. On avait aussi un Sirocco 4 kW, qui faisait un peu de bruit, mais un complément au ballon très pratique.

De chez Technovision, selon le choix d’Emir, on avait des Zeiss grande ouverture, une série neuve, pas de zoom, je n’ai jamais travaillé avec des zooms, Emir n’aime pas cela non plus. D’autre part, beaucoup de plans sont tournés à l’épaule. Il a hésité à prendre un Steadicam, finalement, on a beaucoup travaillé à l’Easy Rig. Moi je ne cadrais pas, Emir compose le cadre, devant un combo, il cadre par radio ! Il est très pointu sur le cadre. Le plan évolue tout le temps, il faut donc réagir sans arrêt pour changer la lumière. Il m’aurait été difficile de cadrer et faire la lumière en même temps. De plus, il y avait de nombreux plans avec des mouvements de lumière sur rail, ce qui nécessitait énormément de concentration.

Le matériel électrique était assez basique. Je l’ai choisi pas trop fragile en fonction de l’équipe et du décor que je trouverais sur place : un seul 18 kW, des Cinepar, des Jokers Bug, assez peu de Kinos Flo. Emir aime les images contrastées, je me suis remis à faire des choses avec des Fresnel, une lumière directe. Le film ne se prêtait pas à une image douce, l’idée était de garder la dynamique qui existait dans l’histoire, le son, les acteurs... Sa mise en scène étant extrêmement forte, il n’était pas question de la supplanter avec des effets inopportuns. On dit souvent que le cinéma d’Emir est réaliste, mais sa façon de le faire ne l’est pas. Du coup l’image peut paraître illogique, mais ce n’est pas gênant, si cela conserve la dynamique du plan.

On parlait du côté improvisé...

En fait, rien n’est improvisé. Il y a un tel foisonnement d’actions et d’images que l’on a l’impression que la mise en scène part dans tous les sens, mais tout cela est entièrement maîtrisé, Emir ne démord pas de la ligne qu’il s’est fixée, il est exigeant. En revanche, il construit les plans au fur et à mesure, il s’adapte à ce qui va se passer.

Il y avait un jeu entre nous. Il me racontait ce dont il avait envie en me demandant : « C’est possible ça ? », « Oui, oui ! », après je devais trouver un moyen de le faire. Un jour il m’a demandé : « Quand tu me dis oui, tu sais toujours avant ? », « Non, mais je cherche après ! ». C’est ce qui fait son dynamisme et sa jeunesse, c’est ludique !

Emir avait décidé de respecter la demande de durée de 2 h 35 environ, il a donc dû faire des choix. Des séquences très riches n’ont pas été montées. On a fait de très belles scènes de guerre, dans les tranchées au bord de la rivière, de nuit ; la scène de l’inauguration était plus longue, avec un départ entrain avec la locomotive à vapeur. Il a fait son montage à Belgrade, sur Final Cut pro, chez lui, enregistré la musique chez lui. Il a commencé véritablement à monter à la fin du tournage, soit fin avril 2003 jusqu’en octobre 2003, mixage en novembre.

As-tu préparé le film d’une manière globale ?

Non, j’ai adapté. J’avais un matériel et je ne l’ai pas changé. Il n’a jamais été question de filmer avec la neige. On devait tourner de début mars à début octobre, pendant l’été avec du soleil. On a eu des feuilles vertes, rouges, de la neige, de la brume, c’est magique !

Les acteurs savaient-ils qu’ils partaient si longtemps, ou bien s’en fichaient-ils ?

L’acteur principal du film est le seul comédien qui est resté tout au long du tournage. Il était là tous les jours, soit sur le plateau, soit en stand-by à l’hôtel, toujours disponible, d’égale humeur. J’étais très impressionné.

Comment travailles-tu l’esthétique du film ? La retravailles-tu au fur et à mesure des rajouts ?

Je suis parti avec une idée qui a un peu évolué jusqu’au début du tournage. J’ai déterminé le filtrage, la teinte, quoique la teinte avec Emir, on sait qu’elle sera dans les dorés. L’univers visuel d’Emir est doré et contrasté.

Dans ce film-là, j’ai poussé davantage le marron que le doré, à cause du bois du chemin de fer, des décors des arbres, des rochers. J’ai filtré pour avoir des marrons plus forts. J’aime bien aussi les teintes de peau un peu chaudes, ça m’a aidé. Le filtrage a bien fonctionné avec la neige et n’en a pas affecté le blanc, tout en rendant les arbres plus marrons qu’ils ne l’étaient réellement. Je fais toujours des essais de filtrage, c’est donc au moment des essais que j’ai remarqué que le blanc ne bougeait pas. La neige a pu arriver du jour au lendemain, on a tourné quand même, en remplaçant une arrivée à cheval par une arrivée en traîneau. On s’adapte. L’imagerie de carte postale rentre aussi dans son univers. L’arrivée en traîneau s’inscrivait dans un paysage de montagnes, avec 20 cm de neige sur les arbres. Il joue bien avec tout cela, on est comme dans un conte, c’est ce qui est joli dans son esthétique.