Entretien avec Patrick Blossier

Patrick Blossier : Moi je n’ai pas appris la lumière en étant assistant. J’étais vraiment concentré sur mon boulot, et je n’ai pas eu le temps de voir ou d’apprécier la lumière des opérateurs avec lesquels je travaillais, qui n’étaient pas très intéressants, à l’exception de Luciano Tovoli. C’est lui qui m’a donné le goût de faire de la lumière. Je n’avais pas le temps de voir comment il faisait, mais c’est juste le plaisir qu’il avait l’air de prendre dans son travail qui m’a donné envie de le faire...
Après quoi j’ai fait des courts métrages, j’ai filmé des plates-formes de forage dans la mer du Nord, des mines de charbon... Je devais mal m’y prendre, mais arriver à peu près à une image que j’attendais. En fait, je ne devais pas être tout à fait prêt quand j’ai commencé, et puis j’ai continué... C’est en faisant que j’ai appris...

W. L. : Mais ça prend beaucoup de temps. C’est pour ça qu’il ne faut pas trop en demander aux metteurs en scène. Beaucoup ne voient pas vraiment la lumière que l’on construit sur le plateau... ou alors sur le combo s’il est à peu près bien réglé...

P. B. : Il y a beaucoup de malentendus qui viennent aussi du combo. L’image qu’il produit reste quand même une abstraction.

W. L. : Ça donne seulement une idée de ce qu’il y aura, une idée d’une image qui va ressembler un peu à ce qu’il y aura au final...
Les metteurs en scène sont moins étonnés maintenant avec cet outil. Quand tu fais un effet de nuit, ils peuvent le voir sur le combo, parce que sans, comment veux-tu qu’ils comprennent quelque chose à un effet de nuit sur deux personnages dans un lit, avec plein de projecteurs autour, de la lumière dans tous les sens ?

C’est-à-dire qu’une partie de votre travail est en fait la traduction des intentions du réalisateur, dans un langage que vous ne partagez qu’à moitié.

P. B. : Maintenant je me suis habitué, mais j’ai été surpris au départ. Je pensais que les metteurs en scène parleraient de la lumière, mais en fait ils ne le savent pas bien. C’est difficile, on n’a pas beaucoup de vocabulaire pour la décrire...

W. L. : Je pense que le mieux, c’est d’aller voir des films ensemble, puis de discuter des plans, de ce qu’on voit. Il faut procéder comme ça, par approches... Mais moi je ne crois pas aux tableaux.

P. B. : A chaque fois c’est la même chose : les tableaux, ça marche pour les bougies, à chaque fois, c’est de La Tour... C’est toujours les mêmes clichés.

W. L. : Exactement, et puis de toute façon c’est nul, parce qu’on n’y arrive pas.

P. B. : Il y a des films où il n’y a même pas de discussion. Quand on a préparé Music Box avec Costa-Gavras, il nous a convoqué l’ingénieur du son, Pierre Gamet et moi. A Pierre, il a dit qu’il aimerait qu’il lui trouve une couleur, et à moi qu’il voulait que je lui trouve un ton.
Il avait utilisé un terme de son pour moi, et d’image pour lui, et débrouillez-vous avec ça...

W. L. : D’autre part, avant on allait voir les rushes tous les soirs. Maintenant je suis habitué à ne pas les voir parce que je travaille avec des cinéastes qui n’aiment pas ça, ils dépriment en les voyant... Mais c’est un vrai problème.
Généralement, les trois premiers jours, je vais contrôler l’image directement au labo, et si tout se passe bien, c’est fini.

P. B. : Les rushes, ça restait quand même une base de discussion, et ça rassemblait l’équipe.
Le lendemain, on disait : « Tes nuits sont trop denses »... Alors on pouvait corriger. Mais sans rushes, on navigue au radar.

Les essais d’émulsions et de pose en labo vous permettent tout de même d’avoir une idée de ce que vous recherchez...

W. L. : Les essais, je les fais dans mon coin. C’est le rite. Quand je commence un film, je fais toujours les mêmes choses depuis 20 ou 30 ans : on prend un minimum de matériel et on va chez moi. Dans une pièce, il y a une table en bois, et dessus, une lampe. Je me débrouille pour que le personnage soit éclairé par la lampe, un peu en clair-obscur, puis je mesure toutes les zones sur les murs. On fait ensuite un plan large de la pièce, un gros plan et un petit pano qui passe devant la lampe, pour voir les problèmes de " flare ". Ensuite je vais dans la pièce d’à côté, éclairée par la lumière du jour et je refais un plan large puis un gros plan. C’est tout.
Je fais ça sur tous les films. Ça permet de vérifier quelle est la lumière de tirage, de savoir si on est bien posé. C’est ce qui compte : faire une image.
J’ai toujours été contre les essais avec les comédiens car on n’est jamais dans les vraies conditions de tournage.

P. B. : Moi je déménage trop souvent pour pouvoir filmer la même table. Je fais en général les essais chez le loueur avec les assistants. J’aime bien les essais avec comédiens, même si ça ne sert à rien. Tourner un bout de pellicule avant le tournage, ça décontracte tout le monde parce que les débuts d’un film sont souvent poussifs et maladroits.
La lumière que je fais aux essais, c’est du photomaton. S’il y a une comédienne un peu star dans le film, tout le monde est tendu là-dessus : on sait tous comment s’y prendre pour faire un éclairage correct, mais moi j’aime bien faire l’image la plus triste ou la plus sobre possible, car je sais qu’au cours du tournage, on va être confronté à des conditions pas idéales, un décor où l’on ne peut pas faire grand chose entre la demande du cadre et les possibilités du lieu.
J’aime bien voir cette limite aux essais. Mais après, je suis parfois obligé de faire d’autres essais pour rassurer tout le monde...
Je crois de toute façon que le travail se fait sur le plateau, le reste n’est que des mots. J’ai du mal avec la préparation des films, même si elle est nécessaire, parce que c’est très théorique : on dit beaucoup de choses, et on n’en fait rien au tournage, ça manque de pragmatisme.

Vous ne faites pas de films chers, est-ce que cela limite vos possibilités d’éclairage, est-ce que vous avez le désir de travailler sur des plus grosses productions, avec des gros moyens financiers ?

W. L. : Non parce que je m’aperçois que plus les productions sont grosses et moins le travail de lumière devient intéressant. Il y a des exceptions évidemment, mais dans toutes ces grosses machines on s’aperçoit qu’il y a encore moins de temps pour éclairer, on ne peut plus attendre 5 minutes un nuage parce qu’il y a 2 000 figurants en costumes...
Dans des films d’auteur, avec un minimum de moyens, on peut prendre un peu de temps et faire des choses intéressantes...

P. B. : Pour les films qui se tournent beaucoup en extérieur, le luxe, c’est le temps.

W. L. : Si on regarde bien les extérieurs de Barry Lindon de Kubrick, on remarque qu’il n’y a pas deux plans qui raccordent. Ils n’avaient pas le temps d’attendre une seconde, avec tous les figurants à habiller, à coiffer... C’est un vrai travail de Romain. En France, on n’est peut-être pas à la hauteur, on n’a pas l’habitude. Ça devient tellement gros qu’on n’oserait même pas demander.
Si on tournait gare de Lyon par exemple, et que je disais : « Bon on fait installer un velum au-dessus des voies, une cinquantaine de 12 kW. » C’est trois jours de préparation, quarante électros... On n’y pense même pas. Storaro peut-être pourrait y penser. C’est effectivement tentant de modifier vraiment une atmosphère, de ne pas filmer ce qui est là au moment où on y est pour tourner, et qui ne correspond pas forcément à ce qu’on désire.
J’avais vu dans Le Sicilien de Cimino, une scène où on quittait le port de Naples, tournée dans un hall immense avec une lumière magnifique. Je me demandais comment ils avaient pu faire ça... Puis j’ai vu des photos de plateau, il y avait une installation monumentale. Quelque chose comme 90 arcs surplombaient le hall, un tous les cinq mètres, avec deux vélum de 100 m de long de chaque côté. C’est presque le budget d’un petit film français, alors bon, là ça payait, c’était autre chose que la réalité.
Tu arrives à influer sur le bon Dieu, mais c’est lourd, c’est très lourd.

Pourriez-vous évoquer votre travail avec Otar Iosseliani, qui tourne avec une méthode et dans un contexte tout à fait particulier... ?

W. L. : Otar est quelqu’un qui a un vrai sens de la caméra, du mouvement, des chassés-croisés entre la caméra, les comédiens. Il compose des sortes de ballets, qu’il organise tout seul.
Moi, ce que je fais, c’est installer un rail de travelling qui sert de base à tous les mouvements. Je sais ce qui va se passer en gros, donc j’éclaire et ensuite, on attend. Il ne se passe rien. C’est une impression, car en fait, il va voir chaque personne, pour lui expliquer le mouvement. Comme il y a souvent beaucoup de monde, ça peut prendre trois ou quatre heures.
Et d’un seul coup, on fait une première répétition. Otar a un sifflet, il règle tout comme ça. Et lorsque tout se met en route, ça marche merveilleusement bien... Par contre, la lumière ne l’intéresse pas du tout.
Dans Brigands chapitre VII, on arrivait à huit heures du matin sur place - la nuit tombait vers 20 heures - à 18h30, je commençais à me fâcher, parce qu’on n’avait même pas encore tourné la moindre prise. Je disais à l’assistant de commencer à charger un magasin de 500 ISO, parce qu’on allait être marron à la dernière prise, ce qui ne manquait pas... Il ne veut pas se rendre compte des problèmes de lumière.

Vous avez dit qu’il ne s’intéresse pas à la lumière, mais il a une grande présence sur le cadre, d’autant qu’il monte lui-même ses films. Comment parvient-il à concilier ces deux choses ?

W. L. : Les scénarios des films d’Otar sont des bandes dessinées, c’est une sorte de story-board dessiné de façon naïve par sa fille et son gendre. C’est joli comme tout : des petits personnages, des canards. Le film, c’est ça, lui il voit ça. Des dessins en deux dimensions...
Il aime bien les scènes où la lumière ne prend pas d’importance dramatique. Idéalement, je pense qu’il aimerait qu’il n’y ait pas d’ombre, ce qu’il veut, c’est bien voir... Alors je fais quelque chose qui me plaît, mais en pensant à lui, je mets un peu d’eau dans mon vin, disons...
Mais sur le plateau, il y a beaucoup de metteurs en scène qui ne savent absolument pas ce qu’on fait.

P. B. : Moi, à part Zulawski, j’en connais aussi très peu qui sont capables de parler de la lumière sur un plateau. C’est un type très visuel. C’est donc facile et agréable de bosser avec lui, parce qu’il pense en image, ce qui est très rare. Il demande des choses compliquées, avec beaucoup de mouvements, de nombreux personnages qui bougent dans tous les sens, avec des focales très courtes...
C’est très baroque, et pour que tout soit bien, à la fois l’ambiance dans le décor, et les comédiens, il n’y a pas beaucoup de solutions... Mais il y en a toujours une avec lui, c’est toujours faisable. Il pousse les gens à travailler bien. Il pousse ses techniciens à la limite.

N’avez-vous pas plus de plaisir à travailler avec des cinéastes qui ont cette sensibilité particulière, notamment par rapport à la lumière naturelle, comme aussi Agnès Varda, Godard, les Straub, où elle semble à la fois très " pure " et pourtant stylisée ?

P. B. : Dans Sans toit ni loi, il doit y avoir 90 % d’extérieurs, c’est la Provence en hiver, c’est un décor magnifique, à travers le regard d’une photographe...
Moi j’étais simplement là pour l’aider à faire son film, c’est elle qui voit. Je n’ai pas fait un travail énorme, si le film a vraiment des qualités esthétiques, c’est à cause du temps : on pouvait rester une demi-journée à attendre. On l’a tourné un peu tard, à la fin de l’hiver, au début du printemps, donc ça commençait à bourgeonner et notre principal travail, toute l’équipe s’y mettait, c’était d‘enlever toutes les petites fleurs, toutes les petites taches de couleur qu’il y avait partout, et puis par temps gris, on attendait.
Si on n’avait pas ce qu’on voulait, on revenait le lendemain, parce que l’équipe, c’était douze personnes. C’était ça faire la lumière de ce film, c’était du jardinage et de l’attente...

W. L. : Avec les Straub dans Trop tôt trop tard, on filmait en extérieur, un peu partout en France. On avait à peu près deux plans par jour et on filmait la même chose du matin au soir. La lumière évoluait au cours de la journée, et ensuite, ils choisissaient au montage. Il y a 15 jours de tournage qui auraient pu être faits en 3 si un autre avait fait le plan de travail. On a eu des instants formidables, des ciels noirs en Bretagne... Mais c’est une demande du metteur en scène, qui en l’occurrence est son propre producteur.
Dès qu’il y a des effets de lumière un peu riches dans un film, c’est généralement d’abord la volonté du metteur en scène qui pousse l’opérateur à aller dans un certain sens. Il y a des décisions que tu ne peux pas toi, opérateur, prendre à sa place.

P. B. : On se rend compte que généralement, on subit la lumière en extérieur. Moi j’essaie de ne pas rééclairer en extérieur, parce que je me rends compte que tout ce que j’essaie de faire est assez minable, on ne lutte pas contre le soleil.

W. L. : Godard non plus n’aime pas qu’on éclaire. Très souvent, je n’ai même pas le droit de mettre une Mandarine. Un poly c’est interdit, mais un drap, on a le droit, parce que c’est plus naturel.
Mais c’est le seul que je connaisse qui vous met un personnage devant une fenêtre, sans demander à ce que l’on compense le contre jour. Il y a une partie noire, mais tout marche très bien parce qu’il sait vraiment ce qu’il demande. Il y a d’autres metteurs en scène pour qui venir à 9h du matin pour tourner uniquement à cause de la lumière est impensable.

P. B. : Vraiment, on gère la crise en extérieur. Moi, dans un film traditionnel, où la lumière est " naturaliste ", j’éclaire au fluo. Je les fabrique moi-même, je suis habitué à travailler comme ça.
C’est né du fait que je n’ai jamais aimé la lumière des HMI, et comme je les utilise seulement très diffusés, ou en réflexion, jamais en lumière directe, ça fait des installations compliquées, difficiles à bouger. Le fluo ne prend pas de place, c’est léger.
Entre deux prises, sans que personne ne s’en rende compte, je peux corriger la position d’un fluo de 10 cm. J’aime bien la qualité de lumière de certains fluos sur les visages. Au début, je les utilisais comme tout le monde, dans le métro, au supermarché, et puis j’ai continué sur d’autres décors, et maintenant même les films d’époque, les éclairages bougie, je les fais au fluo. Un danger avec les fluos, c’est de se laisser aller à la facilité : si on place mal un projecteur classique c’est la catastrophe. Tandis que si on place mal un fluo, ça peut passer.
Les jours où on a un petit coup de mou, on peut facilement se laisser aller. Les gens pensent que les fluos font une image plate. Il n’y a pas de raison... C’est un peu compliqué à couper, mais il y a des vraies directions de lumière.
Et puis la manière de travailler des réalisateurs a beaucoup évolué : il y a de moins de marques au sol, les comédiens se sont habitués à être beaucoup plus libres, donc on peut difficilement leur demander de venir se placer pile dans leurs marques pour être sous un projecteur. Avec les fluos, je fais plutôt des zones. Amen, je l’ai fait entièrement ainsi. Il en faut des quantités invraisemblables, parfois des centaines. C’est difficile à manier, mais ce n’est pas cher. Le problème, c’est qu’ils sont toujours un peu forts, il faut les diffuser ou les " dimmer ".

W. L. : Moi ce qui me pose problème avec les HMI, ça n’est pas tellement la lumière, que je trouve plutôt pas mal, c’est la couleur. On est quand même obligé de vérifier toute la journée et de mettre des gélatines pour les rendre tous pareils. Tu baisses ton voltage d’un volt et clac tu te prends cinq de magenta dans les dents... Mon chef électro passe son temps à faire ça : mesurer, mettre un cinq de magenta, un cinq de vert. Et si tu ne le fais pas, ça t’embarrasse vraiment à l’étalonnage. En plus, ça ne se voit souvent pas à l’œil.
J’utilise parfois des fluos, mais plus rarement. Mon chef électro s’en est fabriqué, mais ils ne sont pas d’un très bon rendement. Les meilleurs rendements que j’ai vus, c’est dans le tunnel qui passe sous les Halles, à la sortie du Pont-Neuf. Sur la gauche, tout le long, il y a des tubes néons, des anciens modèles, un seul à chaque fois. Ils ne sont pas très forts, font 1,20 m, avec un réflecteur arrondi d’une trentaine de centimètres. Pour un tube, on en voit dix. A chaque fois que je passe là en bagnole, je les regarde parce que je suis vraiment séduit...

Vous faites tous les deux le cadre sur vos films...

P. B. : Tout le temps. Il m’est arrivé de refuser des films parce qu’on m’imposait un cadreur. D’abord c’est un plaisir, puis le cadre et la lumière sont tellement liés pour moi que je ne comprends pas comment on peut faire autrement.
Quand je suis arrivé dans la profession, c’était quelque chose qui se faisait, et j’ai pris cette habitude... Maintenant, j’aurais du mal à voir la lumière sans viser. Une image est faite de tellement de petits détails qu’on règle au dernier moment, c’est un travail assez intuitif, qui est assez difficile à partager à deux...

W. L. : Quand j’ai commencé à travailler dans ce métier, il y avait des équipes caméra qui étaient faites de quatre personnes, dont le cadreur bien sûr. C’étaient des équipes immuables : si tu prenais tel opérateur, tu savais que tu avais tel cadreur, tel premier et tel second. Tu ne pouvais rien changer.
Lorsque metteurs en scène ont commencé à dire : « Moi je veux tel cadreur », on les a enlevés des équipes, et c’est devenu quelqu’un plus du côté de la mise en scène que de la lumière, alors qu’au départ, il était chargé par l’opérateur de surveiller les problèmes de lumière, entre autres.
Il m’est arrivé une fois ou deux d’avoir un cadreur, j’étais très malheureux et très gêné à chaque fois, parce que je ne vois la lumière que quand je tourne. J’ai un peu compensé le problème de double poste, qui prend beaucoup de temps et d’énergie en prenant un gaffer. Ça fait 18 ans qu’on travaille ensemble, je ne lui parle même plus de projecteurs, ça l’énerverait d’ailleurs.
On prépare le soir, je lui dis : « Tu me mets un contre-jour assez fort de là-haut... Il choisit le projecteur et fait l’installation, le matin quand j’arrive, tout est déjà installé au plafond. Il est plus qu’un chef électro, il a vraiment l’œil. Evidemment, il ne prend pas la cellule. »

P. B. : C’est une différence avec les Etats-Unis, là-bas, le " gaffer " a la cellule.
J’ai été un peu perturbé au début, parce que j’ai plutôt l’habitude de travailler à la louche : pas assez de lumière ? J’en remets un peu... Et lui me demandait : « Tu veux combien ? ». J’en avais aucune idée.

W. L. : Ceci dit, moi, j’ai un diaph. Quand je peux, disons idéalement en intérieur, entre 4 et 5,6, au pire 4 moins un tiers mais c’est très rare que je descende en dessous, à 2,8. Pour moi 4, c’est la base, c’est là où les objectifs réagissent le mieux. Il y a un peu plus de profondeur, c’est plus facile pour le point.

Est-ce que vous utilisez parfois les traitements particuliers de la pellicule en labo, ou les filtres de correction, tout ce qui modifie la nature des couleurs ou de la texture des images ?

W. L. : Je n’en fais pas, parce que je n’en ai pas besoin et parce que mis à part le sous-développement, qui peut améliorer la qualité des noirs, tout le reste amène du grain, détruit l’image.
On arrive à très bien travailler avec les pellicules qu’on a aujourd’hui, sans faire de surdéveloppement. Même dans les villes, ce n’est pas la peine d’avoir du surdéveloppement. Ou alors tu te retrouves avec des nuits qui sont comme du jour.

P. B. : Il y a eu la mode du " sans blanchiment ", j’y suis passé, c’était amusant de désaturer les couleurs, augmenter le contraste. Je sais qu’il y a beaucoup de collègues qui font des développements très particuliers, très pointus, moi non. Je n’aime pas trop mettre des choses devant les objectifs, ni les tripatouillages de labo. Je n’utilise pas non plus de filtre sur la caméra : par exemple, je ne diffuse pas les femmes.
S’il y a une comédienne un peu difficile, je fais en sorte que la lumière soit douce sur elle. Je n’aime pas diffuser une comédienne, après le contre-champ n’est pas diffusé...

W. L. : On a certains objectifs qui sont parfois trop nets, on voit trop de choses. C’est pour ça que je travaille maintenant, depuis plusieurs années, exclusivement en Panavision, à cause des Primo, j’adore ces objectifs.
Mais je trouve qu’ils sont trop nets, alors je travaille plus volontiers avec le petit zoom 17, 5-75 mm (dommage qu’il n’aille pas jusqu’à 100) qui donne un rendu qui se rapproche des Cooke.

P. B. : Il y avait des Cooke qui étaient parfaits dans le temps, plus maintenant, alors j’ai travaillé avec une série Canon pendant 10 ans, qui m’allait bien parce qu’elle n’était pas trop piquée.
Maintenant, ils les ont réformés parce que c’étaient des objectifs peu pratiques pour les assistants : les objectifs photographiques avaient très peu de latitude de point. J’ai fini par céder.

Avez-vous déjà travaillé avec l’étalonnage numérique ?

P. B. : J’ai fait 2 films qui ont été numérisés en 2K. C’était les débuts de la numérisation à Eclair, donc tout le monde cherchait. On a fait des projections de copie extraite du " shoot ", avec copie sans " shoot ". On passait les deux bobines en alternance et sans savoir ce qu’ils nous projetaient, on s’est fait avoir. Pour un plan large, qui pour une raison ou une autre cotonne un peu, la qualité chute un peu, mais sur des plans techniquement bons, ça va. On perd de toute façon moins qu’avec la tireuse optique...
On est dans une période un peu intermédiaire, mais très vite tous les films seront numérisés systématiquement. C’est un outil intéressant, mais compliqué, qui demande de nouvelles habitudes. On voit l’image étalonnée projetée en direct sur un écran, alors qu’avant, c’était une abstraction.
Ce qui est compliqué, c’est que tout le monde donne son avis, le réalisateur, le producteur, le monteur, alors qu’on est les seuls à être les garants de l’ensemble. Ça ne sert à rien d’étalonner une image particulière, c’est la continuité du film qu’il faut faire. Et puis c’est une nouvelle extrapolation à laquelle il faut se faire parce que c’est une image électronique, après il va y avoir le " shoot ", on va retrouver une image chimique, qu’il faut parfois réétalonner : sur Amen, le " shoot " a été entièrement repiété pour étalonner une seconde fois plan à plan, parce qu’à l’époque on ne retrouvait pas en projection ce qu’on étalonnait en numérique.
Par contre, ça libère certains aspects : moi je fais énormément de changements de diaph sur le plateau, parfois ils ne sont pas pile dans le mouvement ou, d’autres fois, tu démarres un plan sur une porte, vers une fenêtre, tu passes du chaud au froid, et dans un pano, tu peux faire ces réglages très simplement avec l’étalonnage numérique.
C’est une palette d’outils plus vaste que l’ancienne, on peut être un peu plus précis.

Comment le documentaire nourrit-il votre travail sur l’image de fiction ?

P. B. : Pour les documentaires, je n’éclaire pas du tout. Ceux que j’ai faits n’étaient pas du tout mis en scène, il faut capter les choses, et donc la lumière aussi. Il y a toujours un axe où c’est mauvais, il y en a un autre où ce n’est pas mal, et je crois qu’inconsciemment je me mets à l’endroit où la lumière est sympa.
Je pense de toute façon qu’on apprend tout le temps. Même avec les mauvais films, peu importe, on apprend en tournant. Je ne saurais pas l’expliquer. Je prends un énorme plaisir à travailler, je suis bien dans mes baskets quand je bosse... Des fois, je pense à ça, je me dis : « C’est dément, j’aurai passé ma vie à faire des images », ce qui peut paraître absurde...
Aider un metteur en scène à faire son film, c’est une position qui me va parfaitement.

W. L. : Ce qui motive le plus pour moi, c’est quand même le metteur en scène, c’est ça qui détermine tout. Ce n’est même pas le scénario, tu pourrais ne pas le lire à la limite. Si tu vas avec Godard, tu ne vas pas lui demander qu’il t’envoie le scénario, tu dis oui ou non. C’est aider quelqu’un à faire le film. On est une grande roue dans le circuit. Et puis c’est satisfaire une recherche latente en nous.
On est toujours à la recherche de la même chose. Je n’arrive jamais à éclairer comme j’en aurai envie, je suis toujours un peu déçu. Idéalement, j’aurais des draps de 10 m sur 10, et j’aurai dedans l’équivalent de 50 arcs, pour avoir un petit peu de lumière qui revienne, qui soit jolie, douce et dirigée. Quelques fois, on y arrive un petit peu...
Le metteur en scène avec lequel j’ai pris le plus de plaisir, et pourtant j’ai travaillé avec des gens intéressants, celui avec lequel c’était le plus du cinéma, c’est Truffaut. Tout était en fonction de la caméra. Il visualisait ce qu’il y aurait sur l’écran. Il m’a toujours bluffé...
Sur La Femme d’à côté, on a fait un plan subjectif à la main. Pour pas trop bouger j’étais sur un travelling. On a vu le plan aux rushes, et il a dit : « Jamais Hitchcock n’aurait fait ça », et on l’a refait. C’était une leçon de cinéma toute la journée.

P. B. : A chaque fois que je commence un film, je me dis : « Celui-là, ça va être formidable, 100 % de réussite ». Et puis il y a des déceptions, on est en-dessous de nos rêves.
C’est ça qui est passionnant sur un film, parce que ça dure 2 mois, et on se plante plusieurs fois sur cette durée, faire une belle image c’est assez facile, ce n’est pas ça l’important, l’important c’est de donner une cohérence au film.

Est-ce qu’il y a aussi l’envie d’une transmission d’un sentiment esthétique, d’un regard qu’on peut avoir sur les choses, est-ce que c’est quelque chose qui va au-delà d’aider le metteur en scène ?

P. B. : Parfois c’est un plaisir qu’on partage avec très peu de gens. Des fois, je réussis un plan sur une comédienne, je suis peut-être tout seul à être content, je ne saurais jamais combien de gens vont partager ce plaisir.
C’est ça qui est un peu bizarre, je ne sais pas combien de gens apprécient vraiment le détail de notre travail.

W. L. : Je pense qu’il n’y a que les opérateurs qui sont à même d’apprécier notre travail, non tu ne crois pas ?

P. B. : Oui, je ne suis pas pointu en peinture, ni en musique, mais il y a des gens qui sont très pointus dans leur domaine et en voient les nuances. Nous, c’est pareil, on se fait plaisir avec des nuances que nous seuls voyons.
Il y a des plans dans " Petites Coupures ", avant qu’il arrive dans la grande maison, des lumières entre chien et loup, quand il marche dans les sous-bois et des nuits pour lesquels je sais que tu as dû te dire : « Ah, c’est pas mal... ! »

W. L. : C’est le décor qui fait les choses, il faut bien comprendre ça. Ce qui remplit la surface d’une image, ce qu’on voit, c’est généralement le fond, sauf dans les très gros plans... Il faut accorder énormément d’importance aux choix de la couleur, aux murs, à l’espace dans lesquels tu tournes. C’est ça qui détermine l’atmosphère d’un film.

Vous devez faire avec toutes les éthiques et les tics de chacun.

W. L. : Oui, il faut le savoir, pour ne pas faire de conneries. Truffaut lui, détestait tout ce qui était clair, dans l’image. Il ne voulait jamais voir de ciel, il disait que les ciels attiraient l’attention, éblouissaient et qu’on ne voit plus les comédiens alors en extérieur, on était toujours sur un praticable de 2 mètres. Il ne voulait jamais rien derrière les comédiens qui brille ou qui attire l’œil, donc on passait notre temps à virer tout ce qu’il y avait derrière, ça donne des faux raccords monumentaux.
Truffaut était le roi du trucage cinématographique, comparé aux autres de la Nouvelle Vague. Le principe de Truffaut, c’est qu’il veut toujours être près des gens, et quand il y a des accessoires qui gênent, parce qu’ils sont trop bas, il les remonte, tout simplement. Une valise n’est jamais à bout de bras, elle est posée sur un cube. Comme ça on peut cadrer la valise et le personnage sans avoir à reculer trop pour les avoir ensemble.
Alors qu’avec Rivette ou Godard, on ne mettra jamais quoi que ce soit sur un cube !

P. B. : Ce sont deux sortes de travail différentes : travailler avec un metteur en scène que l’on connaît déjà, ou en découvrir un autre. Dans le deuxième cas, les premiers jours sont vraiment compliqués. Il faut faire une lumière qui nous convient tout en ne sachant pas vraiment ce que l’autre veut, c’est une expérience particulière.
Moi, j’aime bien les nouveaux. On recommence à partir de zéro à chaque fois.

W. L. : Moi, j’ai décidé de tourner un peu moins, alors j’arrive à faire avec les " vieux ", entre Rivette, Iosselliani, les Straub. Cet été je vais faire un film avec Haneke, c’est un nouveau, un nouveau vieux...

P. B. : On ne maîtrise pas vraiment non plus sa carrière. Mon CV n’a ni queue ni tête. Ça va d’Alain Cavalier à Gérard Lauzier, des personnes qui ne risquent pas de se rencontrer dans la vie. Mais ça m’a amusé de faire des comédies, un film de cape et d’épée.
C’est un métier où il faut qu’on ait envie de nous. On ne peut pas forcer la main. Mais parfois on a envie de nous pour des raisons très bizarres, très fumeuses...

Vous êtes un peu comme des mercenaires...

W. L. : C’est ce que Godard disait.

P. B. (souriant) : On a un petit côté mercenaire, oui.