Entretien avec la directrice de la photographie Agnès Godard, AFC, à propos de son travail sur "Un beau soleil intérieur", de Claire Denis

par Agnès Godard

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Depuis son premier long métrage, Chocolat, en compétition officielle à Cannes en 1988, la directrice de la photographie Agnès Godard, AFC, accompagne Claire Denis pour une collaboration qui dure depuis bientôt trente ans. Elles se connaissaient auparavant pour avoir travaillé ensemble sur les plateaux de Wim Wenders, l’une assistante du metteur en scène, l’autre du grand directeur de la photo Henri Alekan.

Pour Claire Denis, « C’est l’image qui parle d’abord ». Agnès Godard contribue largement à honorer cette affirmation par sa proposition d’une image poudrée, nacrée, magnifiant la (déjà) très belle Juliette Binoche dans Un beau soleil intérieur qui ouvre la Quinzaine des réalisateurs sur la Croisette. (BB)

Isabelle, divorcée, un enfant, cherche un amour. Enfin un vrai amour.
Avec Juliette Binoche, Xavier Beauvois, Nicolas Duvauchelle, Gérard Depardieu.

Tu désignes Un beau soleil intérieur comme étant un film de visages et de mots. Que veux-tu dire ?

Agnès Godard : Je fais référence à la nouveauté pour un film de Claire : la présence des mots. Beaucoup de dialogues, ils sont l’action du film, contrairement à ses habitudes. Ils ont été écrits par Christine Angot.
Les situations sont traitées comme des fragments pour un film en "pointillé".
Cela est lié au projet de départ proposé par Olivier Delbosc, Curiosa Films, une très libre adaptation de Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes.
Les décors sont là mais parfois réduits à un ou deux éléments, un lit, une fenêtre, une porte, un dossier de banquette dans un café... La durée des scènes est parfois très longue, il n’y a que 34 séquences dans ce film.
Des visages en gros plan, des mots, le tout "à bout portant".

Juliette Binoche et Xavier Beauvois dans "Un beau soleil intérieur"
Juliette Binoche et Xavier Beauvois dans "Un beau soleil intérieur"

Trente ans de caméra légère, d’argentique, de simplicité de tournage avec Claire Denis. Et aujourd’hui ?

A.G : Il est vrai que nous avons beaucoup travaillé avec une Aaton dans le passé. C’est son deuxième film tourné en numérique, après Les Salauds.
Ce film a été tourné avec une Sony F65 et des objectifs Primo 70 mm, série fixe du 27 au 100 mm, enregistré 4K.
Le rapport de Claire avec le numérique reste un peu brouillé. Le choix de ce mariage F65 et Primo 70 a été fait d’un commun accord. Nous l’avions expérimenté, grâce à Patrick Leplat chez Panavision, un an auparavant pour un film qui ne s’est pas tourné. Les images visionnées l’avaient emballée, nous avaient emballées : « Des images moelleuses », avait-elle commenté, c’est un adjectif suffisamment gourmand pour avoir envie d’y retourner !

Le tournage de ce film devait être rapide, cinq semaines. Les lieux étaient très petits en majorité mais véritablement arrêtés. Malgré ces contraintes, j’ai persisté dans le choix de ce matériel parce que je pensais qu’il était indispensable en raison de la nature du film, qui, comme je le disais auparavant, reposait essentiellement sur des visages. Juliette surtout devait être solaire, opalescente.
La formule F65 Mini de Patrick Leplat nous a grandement aidés ainsi que l’ingéniosité et la précision de François Tille, mon chef machiniste.
Mais au delà de toute cette question "logistique", pendant le tournage, l’outil numérique, la présence des écrans pourtant réduite au maximum, a représenté une "étrangeté" pour Claire, un sentiment d’inconfort dans lequel s’est cristallisé l’inquiétude qui a accompagné la réalisation du film et de son challenge. Je crois qu’il s’agit de l’oubli difficile de la connaissance et de la pratique de l’argentique qui proposait il est vrai une forme de pudeur et de spontanéité dans certains cas.

La combinaison caméra/optiques a été un choix crucial pour filmer ces visages…

A.G : Les visages allaient être la matière première du film, et notamment celui de Juliette. Le couple caméra/optiques devait être performant pour obtenir la douceur que je souhaitais. Il fallait qu’elle soit belle, vivante, nacrée, un adjectif qui lui appartient !
Je voulais une image simple, une texture douce et nuancée, un rapport direct avec les personnes, toutefois une approche non "naturaliste" des personnages. Je remercie encore ici Patrick Leplat de m’avoir orientée vers les Primo 70. Les nombreux échanges que nous avons eus sur ce choix ont été déterminants.
Ils m’ont sans cesse guidée et je suis très satisfaite de l’avoir poursuivi.
Les Primo 70 sont fins, précis et ils apportent des flous qui redonnent élégance au volume. A cet égard, j’ajoute la performance de Maéva Drecq au point.

Et ta lumière participe pleinement à la douceur des visages…

A.G : Pour cette image douce et nuancée, qui accède aux détails sans être agressive, j’ai opté pour de la lumière très diffusée ou réfléchie. La difficulté aura été le « à bout portant » que j’évoquais tout à l’heure.
En supplément d’un équipement moyen mais suffisant, dans les petits lieux parfois vraiment exigus, j’avais toujours, prête à être perchée, une petite source qu’on appelait la pizza, diffusée de diverses combinaisons selon la scène. Dans les quelques lieux plus grands, avec recul, ou les extérieurs, j’ai utilisé de plus grosses sources mais également très diffusées ou réfléchies pour garder la même douceur.

Le travail d’étalonnage chez Amazing Digital Studio constitue un complément de taille ! Avec Frédéric Savoir nous avons fouillé le bas de la courbe au maximum puisque c’était là que nous étions la majeure partie du temps.
Nous avons pu solliciter fortement les capacités de la F65 à travers ces Primo 70 : du détail dans les noirs, sur les gros plans, parfois très très gros plans, de la douceur sans laquelle ils seraient devenus intrusifs.

La lumière est très feutrée, comme l’ambiance dans ce bar où Juliette parle avec son amant (Xavier Beauvois)…

A.G : Nous avons tourné chez Castel, club en sous sol entièrement noir, bas de plafond et cerné de miroirs. Dans ce lieu, tout a été construit avec les Boas, rubans de LEDs de Ruby Light créés par Guillermo Grassi.
Je les ai utilisés dès le premier jour, dans ce lieu, et cela a vraiment été concluant. Ils m’ont d’ailleurs sauvé la mise souvent.
La lumière est donc essentiellement faite avec des Boas (plus un lampion de fabrication personnelle) pour un plan séquence de sept minutes avec une caméra mobile sur dolly et sol placoté. J’ai ajouté dans le décor trois petits tubes colorés en jaune pour rehausser le fond.
Ces rubans de LEDs sont simples à installer, légers, malléables, faciles à régler en intensité et en couleur et très fiables ; surtout équipés d’une diffusion adéquate et savamment froncée. Cela donne une lumière poudrée sur les peaux, la douceur recherchée.

Cette scène est très intéressante pour le temps qu’elle fait ressentir, grâce à la caméra qui les filme tour à tour…

A.G : Ce plan séquence a été envisagé par Claire sur scénario. Il y a quelques coupes maintenant mais il a été tourné dans son entier. Le mouvement de caméra qui va de l’un à l’autre s’est construit sur place en fonction des dialogues, me laissant libre du choix du in et du off. Au fil des prises nous avons peaufiné, amplifié les mouvements, osé de plus en plus… Nous avons utilisé ce dispositif pour une autre scène, quand Juliette danse avec cet inconnu.
Dans presque tous les films de Claire, il y a une scène de danse. Elles ont souvent été tournées caméra à l’épaule. Dans ce film, pas un plan à l’épaule. L’improvisation, pour ainsi dire, s’est faite avec la dolly. François Tille, chef machiniste, suivait ce que je faisais et je suivais ce qu’il faisait d’après des indications préalablement échangées… collaboration… Nous avons là aussi, au fur et à mesure des prises couvrant toute la chanson d’Etta James, osé de plus en plus au rythme de la musique et des comédiens.

La mise en lumière de la très longue scène de fin participe au message de ce film… et "éclaire" le titre !

A.G : Nous n’avons eu qu’une journée pour cette scène de 17 minutes de face à face. Chaque axe a été tourné dans la longueur de la scène avec une caméra sur Dolly dans un mouvement latéral d’aller et venue légèrement circulaire.
Gérard Depardieu joue avec une oreillette. Sa coach lui dicte le texte. C’est peut-être ce dispositif qui lui donne ce phrasé, cette lenteur concentrée, cette présence magnétique particulière.

Claire m’avait demandé un changement de lumière dans la fenêtre située derrière Gérard Depardieu, qu’il soit comme un phare qui s’allume, éclaire et réchauffe Juliette. Nous avions donc un changement de lumière en intensité et en couleur sur des plans de 17 minutes. Nous avons utilisé des sources LED dimables et suffisamment puissantes dans la fenêtre aux rideaux orangés sur un petit orgue.
Les changements de lumière ont été inévitablement un peu empiriques, soumis aux variations du jeu. Les différentes prises sur chaque axe ont été largement mélangées au montage, quinze minutes de face à face en fin de film, un duo assez surprenant sur la moitié duquel s’incruste le générique de fin.

Inutile de dire que l’étalonnage effectué en 4K a été largement sollicité pour ajuster la progression de lumière. Je salue le travail fin, précis et délicat de Frédéric Savoir et sa totale attention et disponibilité.
Un film au registre nouveau, plein de mots, tourné très vite, à bout portant, que je trouve très réussi. La difficulté essentielle aura été de trouver la justesse de cette radicalité.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)