Entretien avec la directrice de la photographie Caroline Champetier, AFC, à propos du film "Des hommes et des dieux" de Xavier Beauvois

En Sélection officielle du Festival de Cannes 2010, Compétition

par Caroline Champetier

Caroline Champetier a commencé sa carrière avec les " Dinosaures " du cinéma français – Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Claude Lanzmann –, puis tourné avec la plupart des auteurs de la génération suivante : Benoît Jacquot, Philippe Garrel, Jacques Doillon, Chantal Akerman, André Téchiné, en rencontrant le courant montant avec Arnaud Desplechin, Xavier Beauvois, Laetitia Masson, Nobuhiro Suwa et Noami Kawase au Japon.
Aujourd’hui, Tawfik Abu Wael en Palestine, Valérie Mréjen et d’autres lui ouvrent l’imaginaire d’une quatrième génération de cinéastes. Elle pense que le cinéma est fait pour voyager dans le temps et dans l’espace et rêve d’éclairer une comédie.

Caroline travaille avec Xavier Beauvois depuis N’oublie pas que tu vas mourir, elle a découvert son premier film, Nord, dans la salle du Panthéon, rue Victor Cousin, qui appartient aujourd’hui à Pascal Caucheteux, le producteur de Why Not qui produit tous les films de Xavier Beauvois. Une histoire de rencontres qui continue de film en film... et dure encore !
Inspiré de la vie des moines cisterciens qui vécurent en Algérie à Tibihirine, le 5e long métrage de Xavier Beauvois,
Des hommes et des dieux, détourne le " simple " fait médiatique pour insister sur le tourment des hommes lorsqu’ils doivent décider d’accorder leurs vies à leurs convictions.

Caroline Champetier en tournage au Maroc sur le film "Des hommes et des dieux"
Caroline Champetier en tournage au Maroc sur le film "Des hommes et des dieux"


Caroline, lorsque tu as découvert Nord, réalisé par un jeune auteur réalisateur âgé de 24 ans, quelle a été ta réaction ?

Caroline Champetier : J’étais bouleversée par le film et me suis demandée : « Pourquoi je ne travaille pas avec ce type ? ». Il était pour moi l’emblème de ce que pouvait être un jeune auteur doué. Jean Douchet, qui avait été mon professeur à l’IDHEC et était un ami et également le mentor de Xavier, comme de pas mal d’autres metteurs en scènes, comme Desplechin ou Barbet Schroeder, nous a mis en rapport. L’aventure de N’oublie pas que tu vas mourir a commencé, avec Why Not Production à laquelle j’avais présenté Xavier. Et nous continuons à faire les films de Xavier avec Why Not, ou à faire avec Why Not, les films de Xavier !

Des hommes et des Dieux est un film d’une profondeur incroyable, qui sonde le cœur de ce groupe d’hommes face à des choix extrêmement graves, qu’ils doivent faire en leur âme et conscience. C’est un film énorme, non ?

CC : Cela dépend de quel point de vue on se place… Du point de vue du budget, ce n’est pas énorme, mais le sujet est un grand sujet. Comme la Why venait de finir pas mal de films (dont Un prophète), elle n’avait pas envisagé de faire le film de Xavier. Du moins pas tout de suite. Pascal Caucheteux et Grégoire Sorlat ont donc décidé de le produire à budget bloqué. Les grandes qualités de fabricant de Why not, le fait de tourner au Maroc, avec l’aide d’une co-production exécutive marocaine, donne au film une " production value " énorme. Les magnifiques décors de Michel Barthélémy n’auraient été faits, ni de la même manière ni pour le même prix, en France. Le film à l’écran est bien au-dessus de son budget, grâce aussi à une distribution d’une cohérence exceptionnelle. Finalement mon travail a consisté à savoir rendre compte de tout cela.

Une des premières questions que j’ai posée à Xavier Beauvois a été : « Y a t-il des positions à prendre, est-ce que dans cette extrême complexité des rapports avec l’Islam, il faut se dire qu’il y a un bon côté et un mauvais ? » Xavier m’a tout de suite mise en garde : « C’est un film sur l’intelligence où qu’elle soit ».
D’autre part nous étions tout à fait ignorants sur les règles de vie chez les moines cisterciens. Xavier est parti en retraite à l’abbaye cistercienne de Tamié et il a travaillé avec un conseiller technique, ancien moine, qui nous renseignait sur ces règles extrêmement précises de l’ordre de Saint-Benoît : sept offices par jour, silence sauf au chapitre, travail de subsistance.
Les moines se lèvent à 4 heures et demi du matin, pour un premier office de nuit, le dernier a lieu vers 22 heures, de nuit également. C’est une vie épuisante, l’un des personnages le dit dans le film. Ces séances de chapitre scandent le film, les personnages expriment leurs sentiments, leurs réflexions et enfin leurs décisions.
En 1996, dans la période noire de l’islamisme algérien, alors que le FIS avait pris un énorme pouvoir, le gouvernement avait demandé à tous les étrangers de quitter le territoire. Ces moines ont été confrontés à la décision de partir ou de rester alors qu’ils avaient une inscription réelle dans la population. Parmi eux, un médecin soignait les villageois des environs et sans doute, des terroristes blessés. Il affirmait être là pour soigner quiconque le lui demandait.

Sur le tournage de "Des hommes et des dieux"
Sur le tournage de "Des hommes et des dieux"


Le paysage, les sept moines (comme les sept samouraïs ou les sept mercenaires) imposaient d’être généreux avec le cadre.
Donc la première question que nous nous sommes posée, Xavier et moi, a été celle du format. Nous avions fait un film en Scope ensemble, Selon Mathieu, et nous avions adoré ça. C’était le premier film de nature de Xavier, qui a un lien extrêmement spontané et puissant avec elle. Mais j’ai vite compris que sur ce film, le vrai Scope, avec ses optiques anamorphiques de deux kilos chacune, allait m’imposer une logistique lourde : plus de monde à la caméra, sans doute plus de matériel électrique… Le choix du 2 perfos s’est imposé pour garder le 2,35 et utiliser la Penelope d’Aaton, ce dont je rêvais.
Nous avons fait des comparatifs Scope/anamorphique et 2,35 2 perfos/optiques sphériques pour comprendre ce que je perdais de l’interprétation des lignes en Scope. Il y a une convergence vers le centre avec l’anamorphique, il allait falloir tenter de recréer ça avec la lumière et avec le cadre. Mais ce format large nous rend l’espace tangible et aide à un regard horizontal qui est celui du mouvement.
Nous conservions aussi un rapport à l’espace de pure mise en scène, permettant un premier plan et un deuxième plan, c’est naturellement cinématographique. Dans le format large, au lieu d’en-cadrer un corps qui se déplace, on est plus apte à cadrer un rythme, ça c’est formidable.

La Penelope permet le format 2,35 sur 2 perfos et elle est aussi très bien conçue pour cadrer à l’épaule...

CC : Oui, et contre toute attente, je l’ai souvent eu sur l’épaule ! Elle me permettait une vraie stabilité, elle pèse 7 kg, elle est longue et son centre de gravité est très bas, la visée est claire et lumineuse. Cette caméra m’autorisait un accompagnement subtil et sensible du mouvement, très différent du rendu auquel on peut s’attendre lorsqu’on décide de tourner à l’épaule. Par exemple, quand Lambert Wilson, qui est le prieur de cette congrégation, se lève la nuit pour aller voir Luc endormi (Michael Lonsdale, le médecin) lui retire ses lunettes, referme son livre et éteint sa liseuse, le suivi des gestes de Lambert Wilson ne serait pas de cette nature, la caméra au corps permet une douceur et une fluidité au plus près de celle de l’acteur
Je dois dire que c’était particulièrement rassurant, enivrant même de se rendre compte qu’on avait l’outil absolument adéquat pour traduire ce que nous avions à filmer. D’ailleurs Xavier avait réservé trois ou quatre moments de steadicam qui se sont réduits à un seul moment, l’attentat des Croates, et s’est terminé… sur mon épaule !

Quels outils pour quels films ? C’est une question qu’on aborde très souvent entre directeurs de la photo. Pour Des hommes et des dieux, cette caméra avec des Zeiss, qui sont des objectifs légers. Je milite beaucoup pour que les optiques ne " grossissent " pas trop. C’est tellement agréable d’avoir des objectifs qui ne nous emportent pas vers l’avant et ne changent pas l’équilibre d’une caméra. Je connais bien les T.2.1, je les ai apprivoisés à l’époque des tournages avec Jean-Luc Godard, en les filtrant assez peu, seulement pour les contrastes. J’avais la chance d’avoir devant moi des visages qui pouvaient se donner sans artifice, ni de leur part, ni de ma part. Et ce que nous filmions chez certains d’entre eux, c’était aussi l’âge. C’est souvent bouleversant, on a la phrase de Godard qui résonne : « Un film est nécessairement un documentaire sur ses acteurs ». Outre le récit à suspens du film, il y a vraiment une dimension documentaire sur ces hommes.

C’est autant un film d’extérieur qu’un film d’intérieur, dans le monastère. Autant de cas de figure passionnants pour un directeur de la photo…

CC : Nous avons eu la chance d’avoir les 4 saisons. Le Moyen-Atlas est un pays météorologiquement très dur, il faisait froid. Nous savions que la neige pouvait arriver, du jour au lendemain, et c’est arrivé exactement au moment où il le fallait, c’est-à-dire pour la fin du film. La neige s’est mise à tomber la nuit de l’arrestation des moines. Le lendemain de cette nuit où nous avions tourné l’enlèvement, nous avons filmé leur disparition dans la neige et ces plans d’absence qui suivent l’enlèvement. Nous étions excités comme des enfants le matin où nous avons vu cette neige épaisse couvrir le décor du monastère. Cette dernière séquence est le résultat de ce cadeau. Je ne comprends même pas comment j’ai réussi à faire ces plans, en reculant à pied dans la neige… La grâce du film, oui, certainement…

La dernière séquence du film
La dernière séquence du film


Quant au monastère, il existait déjà, mais était délabré et complètement à l’abandon. Michel Barthélémy et son équipe ont fait un travail extraordinaire, nous avons pu parler ensemble des volumes, de la couleur des murs, des sources de lumière, des claustras de la chapelle, un rêve de collaboration.
Caroline me montre le monastère en ruine avant l’intervention des décorateurs et certains autoportraits de Rembrandt dont elle s’est inspirée pour une des dernières séquences de chapitre. NDLR
Dans cette séquence, j’ai tenté une lumière différente pour chacun des moines qui, un à un, vont décider de partir ou de rester. J’ai toujours été impressionnée par les autoportraits de Rembrandt, il n’y a aucune coquetterie, c’est un homme qui se regarde, s’interroge, se scrute. Les moines, à ce moment-là de leur histoire, se regardent, s’interrogent, se scrutent, pour prendre cette immense décision de partir ou de rester.
Se nourrir de la peinture, ce n’est jamais copier la peinture, mais essayer de la comprendre, de ressentir le mouvement du peintre. La peinture nous aide à regarder le monde, comme la littérature. Rembrandt m’aide à regarder ces hommes. Je ne les photographie pas " à la manière de ", ce serait naïf et présomptueux. Il y a aussi les portraits d’hommes âgés de Julia Margaret Cameron. C’est une photographe du début de la photographie et dans ces portraits apparaissent cette plénitude et cette magnificence de l’âge.

Caroline Champetier à la caméra
Caroline Champetier à la caméra

Un tournage au Maroc, cela implique une équipe marocaine, du matériel loué là-bas ?

CC : En accord avec Why not, j’ai décidé de n’amener que mon chef électro Emmanuel Demorgon et mon 1er assistant caméra Stephen Mack. Nous avons pris le matériel électrique à Casablanca et avons fait un repérage très précis et poussé sur ce qu’ils proposaient. J’ai pris quelques grosses sources HMI, des moyennes, beaucoup de Kino Flo et du tungstène.
En accord avec Xavier, nous devions être très attentifs à la lumière naturelle du monastère. Dans la chapelle, il y a des moments où l’on travaille avec elle, comme Nestor Almendros le raconte pour La Marquise d’Ô, j’ai fait des repérages heure par heure dans chaque lieu. C’est toujours très enthousiasmant de se servir de la lumière naturelle, de tenter de la dompter.

C’est un goût que je dois à Jean-Luc Godard parce qu’il m’y a confrontée. Choisir la pose juste, évaluer des écarts de contraste qui peuvent être énormes, qu’on n’essaye pas forcément de réduire. Il faut précisément choisir dans quelle direction on pose un négatif. D’ailleurs, à l’étalonnage, on a placé peu de masques. J’ai un rapport assez archaïque au négatif.
Il y a évidemment une question technique qui se pose dans l’interprétation que le scan en fait. Ça paraît logique que l’échantillonnage sur une surface moindre – la moitié de 4 perfos – se resserre quand c’est scanné et que l’on ait un sentiment de contraste plus fort. En même temps, je ne vois pas comment j’aurais pu déplacer ma pose, sinon en relevant un peu les noirs, mais qu’en aurait-il été des hautes lumières ?

Christian Lurin chez Eclair, Thierry Baumel, Catherine Athon et Philippe Tourret qui avait travaillé sur La Vie moderne de Raymond Depardon, ont été formidables. Ils ont poussé pour un scan 4K, au vu de l’image du film, et Why Not a suivi. Quel bonheur de retrouver tout l’échantillonnage des teintes.
J’ai tendance à travailler plutôt en Kodak pour une raison de stabilité chromatique de la pellicule. J’ai le sentiment qu’entre les premiers plans et les arrières plans, je n’ai aucune variation chromatique, sauf celle que je choisis d’avoir en éclairant les fonds plus ou moins froids, surtout les soirs et les nuits.
J’ai travaillé avec la 250D (5207) parce qu’elle est très fine, elle me permettait d’aller dans toutes les directions, chaud, froid, neutre, le neutre est de plus en plus difficile à obtenir. En préparation, j’avais essayé la 5219 qui ne me convenait pas parce que je trouvais qu’elle bouchait les noirs. Je suis retournée à la 5218 qui laisse du détail dans les noirs.

Après avoir étudié un peu les choses avec Gwénolé Bruneau de Kodak, c’est une simple question de grain. En fait, ils ont tellement affiné la 5219 que le grain a complètement disparu, la pellicule est presque trop parfaite. Du coup, on a cette sensation d’aplat dans les noirs. On en revient toujours à cette idée qu’on est quand même formé à regarder le cinéma avec du grain, avec cet aléatoire qui donne de la profondeur. La peinture a mis des siècles à aller vers la fragmentation des touches, le cinéma depuis la fécule de pomme de terre vers quelque chose qui fait vivre le grain et provoque ce mouvement imperceptible dans l’image. Quelque chose de notre cerveau y tient.

Le réfectoire dans le monastère
Le réfectoire dans le monastère


Sur cette photo, c’est toi qui rectifie quelque chose sur la lumière ?

CC : Oui, j’aime toucher, faire des mini-réglages moi-même, la lumière, c’est aussi une grande précision de réglage. J’ai naturellement été plus vite photographe que cadreuse. Le cadre, je l’ai appris avec les metteurs en scène, leur intelligence, leur exigence, et avec l’outil adéquat, j’y arrive aujourd’hui pas mal. Mais mon mouvement naturel vers l’image reste photographique. J’ai toujours trouvé que la lumière devait venir du plan, du cœur du plan, qu’on ne sente pas les sources, sauf celles qui sont dans l’image, qui peuvent être un visage, une tache de lumière. Je suis myope et vois mal les lignes, ce sont les volumes que je distingue, et les volumes c’est la lumière qui les crée.

Pour conclure, qu’est ce qui fait que nous pouvons dire que c’est un film atteint par la grâce ?

CC : On ne sait pas toujours d’où vient la grâce sur un film, le lieu, la distribution, la mixité de cette équipe franco-marocaine, le sujet ?
Ce qui est intelligent de la part de Xavier Beauvois, c’est de ne pas avoir insisté ce sur quoi le médiatique a appuyé, la décapitation des moines. Ce film, c’est le trajet de ces hommes vers leur destin, cette décision qu’ils ont eue à tenir jusqu’au bout, dans ce pays dans lequel ils avaient choisi de vivre. La lumière, la météorologie m’ont permis d’accompagner une autre image de leur disparition.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Equipe image
1er assistant caméra : Stéphane Mack
Chef électricien : Emmanuel Demorgon