Entretien avec la directrice de la photographie Irina Lubtchansky à propos de son travail sur "Les Fantômes d’Ismaël", d’Arnaud Desplechin

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Certains réalisateurs sont des habitués de la Croisette et Arnaud Desplechin fait partie de ceux-là puisqu’il revient pour la 7e fois à Cannes avec Les Fantômes d’Ismaël, film d’ouverture de ce 70e festival dont Irina Lubtchansky a signé la photographie.

Après un long parcours comme assistante, Irina Lubtchansky devient directrice de la photo avec Rabah Ameur-Zaïmeche qu’elle accompagne pour ses trois derniers longs métrages. Elle collabore avec Romain Goupil et récemment avec Frédéric Mermoud pour Moka.
La première fois qu’elle travaille avec Arnaud Desplechin, c’est pour un téléfilm pour Arte, La Forêt, puis elle signe l’image de Trois souvenirs de ma jeunesse. Pour Les Fantômes d’Ismaël, elle retrouve avec bonheur ce réalisateur et ses envies d’images fortes. (BB)

À la veille du tournage de son nouveau film, la vie d’un cinéaste est chamboulée par la réapparition d’un amour disparu… Avec Mathieu Amalric, Charlotte Gainsbourg, Marion Cotillard, Louis Garrel.

Arnaud Desplechin et Marion Cotillard sur le tournage des "Fantômes d'Ismaël"
Arnaud Desplechin et Marion Cotillard sur le tournage des "Fantômes d’Ismaël"

Lorsqu’on sort de projection, on a immédiatement la sensation que toutes les lumières possibles sont dans ce film et qu’elles participent parfaitement à l’histoire…

Irina Lubtchansky : Effectivement, il n’y a pas beaucoup de scènes avec une lumière neutre. Le parti pris est toujours très fort, qu’il soit lié au décor, à la lumière dans ce décor ou à la temporalité pour les extérieurs.
La feuille de service n’était pas banale, par exemple nous avions quatre séquences à tourner avec de l’aube, en fin de jour et de nuit. On avait donc une journée entière avec des effets qui n’étaient pas des effets jour. De toute façon, les séquences étaient très longues et nous n’aurions pas pu les tourner dans la vraie lumière.
J’ai donc rééclairé avec des grosses sources pour ces aubes, ces crépuscules, ces nuits américaines… Nous avions choisi minutieusement les décors pour que cela fonctionne.

La scène dans la chambre entre Mathieu et Alba est entièrement jaune orangé, cette couleur provient-elle de l’étalonnage ?

I.L : Non, pas du tout ! Toutes les fenêtres étaient gélatinées, du coup c’est monochrome. Je n’ai utilisé que la lumière qui venait de mon projecteur à l’extérieur et je la récupérais avec des réflecteurs à l’intérieur. C’est une gélatine de la gamme Storaro.
En préparation, Arnaud m’avait demandé de revoir Une passion de Bergman. Dans ce film, il y a des dominantes très rouges, très vertes, et là j’ai compris qu’il voulait que l’on soit radical. J’ai décidé de gélatiner les fenêtres, les projecteurs, la caméra.

D’ailleurs cette scène monochrome dont tu parles ne sera pas dans la version courte qui sera projetée en ouverture du festival de Cannes mais il faudra guetter la version longue qui sortira le même jour au cinéma du Panthéon et peut-être ailleurs. Dans la version courte, il manque les scènes tournées à Tel Aviv, la scène dans l’avion… Mais aussi, le personnage joué par Mathieu Amalric "dérape" un peu moins et les parties les plus étonnantes et radicales en lumière ont été coupées.

Ton choix d’optiques a été déterminant pour la texture de l’image…

I.L : Je savais que nous allions tourner en vrai Scope et je voulais une série C de chez Panavision. J’ai commandé cette série six mois à l’avance. Je savais qu’ils étaient très doux, que les flous étaient très beaux, mais je ne les connaissais pas vraiment bien. Au moment des essais, je me suis aperçue qu’ils étaient hyper sensibles aux hautes lumières. J’aime bien quand ça bave un peu mais là, toute l’image était décontrastée ! Il fallait donc tout le temps contrôler le flare. Et quand il était trop important, je rééclairais pour pouvoir fermer le diaphragme. Cela a compliqué un peu les choses… Et puis je voyais en repérage qu’Arnaud choisissait les axes avec la mer derrière, en intérieur les axes avec les fenêtres… On était tout le temps à contre-jour, ce qu’on aime. Au final, les flares sont très acceptables.

Tournage d'une scène des "Fantômes d'Ismaël" - Photo Jean-Claude Lother
Tournage d’une scène des "Fantômes d’Ismaël"
Photo Jean-Claude Lother

Il y a beaucoup de mouvements de caméra, des travellings, des zooms…

I.L : Oui, et parfois les deux ! J’ai souvent combiné un travelling avec un zoom. J’avais un zoom Angénieux 25-250 HR équipé du bloc anamorphique. Je savais qu’il serait assez doux pour matcher avec la série C.
On a travaillé caméra à l’épaule mais aussi beaucoup sur plaque avec une dolly. J’aime beaucoup cette manière de filmer, cela apporte quelque chose de vivant et de fluide à l’image.

Comment as-tu éclairé la scène d’amour entre Mathieu Amalric et Marion Cotillard ?

I.L : Nous devions faire un travelling circulaire autour des amants et je craignais que ces changements d’axes ne soient pas très beaux avec une lumière qui deviendrait un contre après avoir été une face… J’ai donc "chorégraphié" la lumière avec Laurent Bourgeat, le chef électricien, en même temps que le travelling changeait d’axe. Quand Arnaud a vu l’installation il a un peu sursauté et a demandé si on était dans une boîte de nuit ! [Rires…].
J’avais installé quatre Fresnel Arri à LED au-dessus du décor. Ces projecteurs sont dimmables sans changement de colorimétrie et sans bruit.

On peut dire qu’il y a des gros plans dans ce film… de vrais gros plans des visages avec une belle texture de peau. As-tu filtré à la caméra ?

I.L Sur Trois souvenirs de ma jeunesse, je m’étais rendu compte que j’étais un peu juste en longue focale. Puisque nous tournions en Scope, j’ai donc rectifié avec le zoom Angénieux qui devient un 500 mm. J’ai filtré la caméra mais il ne fallait pas de filtres qui font baver les hautes lumières car j’avais déjà ce rendu avec les objectifs. J’ai filtré avec des Mitchell mais aussi avec des Glimmer qui flarent un peu les hautes lumières mais pas trop.
La caméra compte aussi dans ce rendu des peaux. Je n’arrive pas à prendre une autre caméra que la RED. Je la trouve douce comme il faut, le rendu est très rond et avec un peu de matière… Ce qui me permet de ne rien ajouter en post production.
Gilles Granier, du Labo, a d’ailleurs été très à mon écoute puisque nous avons recherché ensemble, avant l’étalonnage, un espace de travail qui me convenait le mieux dans le rendu de l’image.

Mathieu Amalric dans Les Fantômes d’Ismaël, c’est un peu Arnaud Desplechin ?
I.L : On retrouve la personnalité d’Arnaud, ses démons, ses désirs. Il a une sorte d’enthousiasme fiévreux lorsqu’il est en tournage, comme le personnage de Mathieu dans sa manière de vivre. Il ne quitte pas le plateau, il écoute de la musique ou il est allongé pendant les préparations même si elles durent deux heures. Il est toujours là avant tout le monde…, comme un gardien du temple…

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Découvrez la bande annonce :


https://vimeo.com/216361681

Dans le portfolio ci-dessous, quelques photogrammes issus des Fantômes d’Ismaël.