Entretien avec la directrice de la photographie Josée Deshaies à propos du film "Rebecca H. (Return to the Dogs)" de Lodge Kerrigan

En Sélection officielle du Festival de Cannes 2010, Un Certain Regard

Les deux derniers films de Lodge Kerrigan furent en compétition à Cannes, Claire Dolan en compétition officielle en 1998 et Keane à la Quinzaine des Réalisateurs en 2005. Rebecca H. (Return to the Dogs) est présenté à Cannes cette année dans la section Un Certain Regard et photographié par notre consœur québécoise Josée Deshaies.
Josée partage son temps entre Montréal et Paris et prépare actuellement le film de Bertrand Bonello pour tourner, dès fin mai, un cinquième long métrage avec lui. L’entretien avec Josée fut ponctué d’expressions anglicistes et d’accent québécois et, malgré le froid, en désaccord avec ce 1er mai, chaleureux...

Ce fut une première fois à plusieurs niveaux, Josée, pour ce film étonnant...

Josée Deshaies : Oui, une première collaboration avec Lodge et un premier film en vidéo pour lui comme pour moi. La grosse particularité de ce film c’est qu’au départ, ça devait être un court métrage ! Le scénario d’une trentaine de pages (un peu plus en français !) a été écrit pour deux comédiens français : Géraldine Pailhas et Pascal Grégory. Nous avons commencé à faire des essais avec une petite caméra (la P2 qui ne nous a pas convaincus) pour un tournage de quelques jours puis nous avons tourné une douzaine de jours avec une plus grosse caméra ! La Varicam.
Au début, on avait vraiment les réflexes de tournage en pellicule, comme si on en avait très peu… Puis Lodge m’a demandé de laisser tourner la caméra, à l’insu des comédiens, avec la complicité de l’équipe et tout à coup le film a pris une autre dimension. Je ne sais pas trop si ce film a " grossi " dans la tête de Lodge au moment du tournage ou s’il avait prémédité quelque chose…
Peut-être que la manière de tourner en vidéo a vraiment permis que ce film devienne un long métrage. Lodge Kerrigan s’intéresse depuis toujours à la schizophrénie et Rebecca H. est un film dont la narration est une sorte de boîte de Pandore, de mise en abîme. Géraldine Pailhas et Pascal Grégory jouent des doubles personnages. L’un des deux personnages de Géraldine est… elle-même qui joue dans un film de Lodge Kerrigan dans lequel elle interprète Grace Slick, la chanteuse du groupe Jefferson Airplane. Et elle interprète aussi Rebecca H., qui rêve de changer de vie et de devenir Grace Slick !

Ces doubles personnages et le film dans le film ont entraîné une manière de filmer différente ?

JD : En fait, on retrouve dans Return to the Dogs les deux derniers films de Lodge. Tout ce qui concerne Rebecca H. est tourné comme Keane, le dernier long métrage de Lodge. Tout est à l’épaule, il fallait vraiment coller aux baskets de Rebecca. Lodge a une idée des cadres aussi précise à l’épaule que sur pied. Il déteste par exemple les 3/4 profils ; en même temps, les états qu’il appelle " manic states " sont accompagnés de grandes poussées d’énergie, on ne sait pas ce qu’il va se passer… Alors il fallait une grande flexibilité et des cadres précis. Un beau challenge !
Pour le personnage de Géraldine, on était plutôt dans le registre de Claire Dolan, qui se passe aussi dans des hôtels 5 étoiles, des chambres, des grands salons… ; pour cette partie, on a fait des travellings, des plans très " cadrés ".

La lumière aussi est différente ?

JD : Les décors ne sont pas du tout les mêmes… L’une habite à Gennevilliers, dans un appartement modeste et travaille dans un supermarché et l’autre s’isole dans la suite d’un grand hôtel. Lodge Kerrigan est un réalisateur qui prépare tout très précisément. Je suis arrivée assez tard sur le film et il avait choisi quasiment tous les lieux, les décors, les accessoires, les couleurs. Nous avons échangé beaucoup de photos et de mails lorsqu’il était à New York, son lieu de résidence.
En fait, je me suis rendu compte que ce sont les décors qui ont dicté la lumière parce qu’il préfère changer de décor pour avoir une ambiance juste plutôt que de recréer quelque chose. Le plus important pour lui, c’est les acteurs et, à l’étalonnage, si les" skintones " étaient bonnes pour lui (et pour moi aussi d’ailleurs car je suis assez maniaque avec les visages !), il restait simplement à ajuster les décors, les ambiances.

Une partie du concert du groupe Jefferson Airplane a été totalement reconstituée et filmée comme le concert avait été filmé à l’époque. Tu peux nous raconter comment ça s’est passé ?

JD : Ce fut la partie la plus joyeuse à tourner ! On a passé beaucoup de soirées à visionner le film du concert et il a fallu reconstituer tout dans les moindres détails, les mêmes extinctions au même moment, avoir le même flou, le même zoom à tel moment. Et, dans les années 1970, il y avait beaucoup de zooms, de " flares "… Alors que sur l’ensemble du film, j’ai utilisé le zoom comme une focale fixe, là c’était tout le contraire ! Et le résultat de la séquence est un mélange très étrange de plans volés, de reconstitution et de pure fiction.

C’est une belle expérience de travailler avec un réalisateur si inventif ?

JD : Oui, c’est un vrai plaisir de travailler avec un réalisateur qui connaît la technique et qui s’adapte au support de cette manière-là. Classiquement, les réalisateurs écrivent d’abord un scénario, puis cherchent du financement pour tourner idéalement en film.
Et à l’arrivée, lorsque le support doit s’adapter au budget et que le film est tourné en vidéo, cela engendre des déceptions. Par contre, quelqu’un comme Godard écrit des films pour une image vidéo, du coup ce n’est pas décevant, au contraire ! Lodge Kerrigan a parfaitement adapté son film en utilisant ce qu’apporte la vidéo.

Un grand merci à ceux qui nous ont fortement soutenus :
TSF pour le prêt du matériel
Mikros image pour toute la postproduction numérique
Et un grand merci à ma fidèle équipe et aux nouveaux venus !
Merci aussi à Laurent Brunet qui a accepté de se joindre à l’aventure pour filmer la belle séquence de la piscine et celle de la gare…

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)