Entretien avec le directeur de la photo Stéphan Massis, AFC, à propos de son parcours et de son travail sur "Tout schuss", de Stéphan Archinard et François Prévôt-Leygonie

Stephan Massis, récemment entré à l’AFC, nous raconte son parcours professionnel et, à l’occasion de la sortie le 13 janvier 2016 du film Tout schuss, réalisé par Stéphan Archinard et François Prévôt-Leygonie avec José Garcia dans le rôle principal, nous commente ses choix techniques et en particulier son expérience avec le laboratoire Amazing Digital Studios. (VJ)

Tu es entré à l’AFC il y a environ un an, peux-tu nous raconter ton parcours ?

Stephan Massis : Au départ, l’AFC cela ne me parlait pas trop, j’avais le sentiment que cette association n’était pas très ouverte sur ma génération, qu’elle appartenait à mes aînés... Je fais partie des gens qui ont été directeur de la photo jeunes. Aujourd’hui, l’accès au métier est différent mais quand je suis sorti de La fémis en 1998, j’ai très vite été opérateur, sans avoir été assistant, et j’entendais des réflexions du type : « Ce n’est pas la marche à suivre… »

Qu’est-ce qui t’as poussé à entrer à La fémis ?

SM : Je fais de la photo depuis que je suis ado. Le cinéma m’attirait pourtant je ne m’imaginais pas du tout y travailler. J’ai commencé des études plutôt classiques, six mois de médecine puis un Deug d’économie… En fait je tournais en rond… Ce qui m’intéressait c’était de continuer à pratiquer la photo.
J’avais monté une association vidéo, la "Bakalao", avec des amis pour réaliser des petits films, des docs et des clips. C’est sur ces premiers petits tournages que j’ai vraiment compris ce que je voulais faire de ma vie.

J’ai quitté Dauphine pour m’inscrire en cinéma à Paris 8 et j’ai préparé le concours de La fémis que j’ai réussi à la troisième tentative. La première fois je m’y étais mis très sérieusement, mais j’échouais au deuxième tour. La seconde fois, je m’étais inscrit, mais ayant obtenu une bourse pour étudier à Brooklyn College, j’ai préféré partir aux USA. Pendant cette année aux Etats-Unis, j’ai participé à une quantité de courts métrages à tous les postes, et j’ai réalisé que c’est le travail de directeur photo qui m’attirait le plus. De retour à Paris, bien motivé, je réussi enfin le concours.

Quels souvenirs gardes-tu de La fémis ?

SM : Etudier à La fémis a été pour moi extraordinaire ! Le fait d’avoir un peu travaillé avant, je me rendais compte de la chance que j’avais d’être dans cette école : pouvoir accéder à ce matériel, rencontrer de grands opérateurs comme Charlie Van Damme ou Ricardo Aronovitch… J’en ai profité à fond !
Il y avait à cette époque un truc fantastique, je ne sais pas si cela existe encore aujourd’hui : "Les opérations extérieures". Cela permettait à des gens extérieurs à l’école de profiter de l’infrastructure de La fémis pour tourner leurs courts métrages. Cela permettait aux étudiants de l’école de garder un lien avec les jeunes qui aspiraient au cinéma mais qui n’étaient pas dans l’école. C’est grâce aux rencontres que j’ai faites lors de ces tournages que j’ai constitué ma première équipe image avec ces techniciens "extérieurs" à l’école.

C’est à La fémis que je rencontre Emmanuelle Bercot dont je fais les films à la photo, et Crystel Fournier au cadre. Nous tournons son court métrage Les Vacances qui est primé à Cannes, puis le moyen métrage La Puce qui remporte le prix de la Cinéfondation et va être distribué. Dès la sortie de l’école, Emmanuelle est approchée pour réaliser un téléfilm. « Ok, mais j’embarque mon équipe », dit-elle. « Pas de problème », répond la production. C’était Le Choix d’Elodie, en Super 16, produit par Capa-Drama, que je tourne en tant que chef op-cadreur, Crystel fera le film suivant d’Emmanuelle.

Ensuite, tu as enchaîné ?

SM : J’ai éclairé le film de Julie Lopes-Curval, un premier long métrage, Bord de mer, qui a reçu un très bon accueil à Cannes. Le film a obtenu la Caméra d’or. J’ai ensuite alterné films d’auteur et documentaires. Je trouve la passerelle entre le doc et la fiction très intéressante. Réagir au réel et rebondir sur une situation qui se passe en vrai est le propre du documentaire, et c’est extraordinaire d’avoir cette faculté quand tu es en fiction car une proposition d’acteur, un accident, un imprévu, ne vont pas te déstabiliser. Au contraire, tu es prêt à réagir, à rebondir. Par ailleurs, la rigueur de la fiction permet en documentaire d’avoir un point de vue, une écriture cinématographique en filmant le réel....
J’ai toujours aimé alterner fiction et documentaire, passer d’un tournage très préparé à un film où tu es tout seul dans des paysages incroyables avec des gens que tu ne rencontrerais pas ailleurs, où tu éclaires avec un drap ou un phare de voiture...

Parle-nous de ton passage au numérique.

SM : Dès mes premiers films, la question s’est posée : on tourne en pellicule ou en numérique ? J’ai l’impression d’avoir toujours été confronté à ce questionnement. J’ai connu presque tous les formats numériques mais j’étais très attaché à la pellicule qui avait pour moi une dimension charnelle, que le numérique peinait à retranscrire jusqu’ici. Je trouvais aussi que d’un point de vue humain, la concentration sur un plateau était beaucoup plus importante lorsque l’on tournait en argentique qu’en numérique. Le « Moteur - Ça tourne » de l’argentique fédère bien plus les esprits que le même en numérique !
J’avoue que sur Tout schuss, c’est la première fois que je retrouve le plaisir que j’éprouvais à tourner en pellicule. Ceci est certainement dû au choix du capteur 6K, aux optiques et au travail avec le labo. De plus ce film aurait été bien plus dur à tourner en argentique qu’en numérique. Ici, le choix du numérique se justifiait, ce n’était pas un pis-aller.

Comment es-tu arrivé sur ce film, Tout schuss  ?

SM : J’ai tourné le premier long métrage des réalisateurs Stéphan Archinard et François Prévôt-Leygonie, Amitiés sincères, avec Gérard Lanvin, Jean Hugues Anglade et Vladimir Yordanoff. C’est un film tourné en 35 mm. Il y a quatre ans, tourner en argentique commençait déjà à être compliqué. C’était le choix des réalisateurs qui, pour leur premier film, avaient envie de pellicule, un choix presque affectif... Nous savions néanmoins qu’avec ce casting nous ne ferions pas trop de prises et le sujet s’y prêtait bien.
Pour ce nouveau film, Stéphane et François me rappellent avec le désir d’avoir une expérience vraiment différente et de tourner en numérique. Ce n’est pas un scénario qu’ils ont écrit, c’est une commande dans un univers qui n’est pas forcement le leur, c’est une comédie d’ado. C’est un film avec un désir d’écriture plus moderne, une caméra à l’épaule avec des ambiances très colorées. C’est un film de jeunes producteurs qui l’ont fait écrire et sont allés chercher ensuite les réalisateurs avec une envie de fédérer toute une équipe autour d’un projet. Et ils y arrivent, c’est très sympathique !

Ces deux réalisateurs travaillent de quelle manière ? Ils se répartissent les tâches ?

SM : C’est le même cerveau ! Ils travaillent ensemble depuis des années et sont devenu un être double ! C’est leur grande force. Ce ne sont pas des techniciens, alors ils attendent que je leur fasse des propositions en termes de découpage et d’ambiance. Nous nous connaissons bien aujourd’hui et j’ai la chance d’avoir leur confiance, cependant je fais attention à ne pas les emmener sur un terrain où ils ne se sentiraient pas à l’aise. Je leur fais des propositions qui vont dans leur sens et qu’ils peuvent s’approprier.

Comment as-tu choisi le matériel de prise de vues ?

SM : Au départ, l’idée était de pouvoir tenir la caméra comme un iPhone...
L’histoire se passe dans une station de ski et nous avons regardé beaucoup d’images faites par des "Riders" qui skient et se filment. Ils utilisent beaucoup de mélange de formats : RED, GoPro, iPhone, 5D et n’hésitent pas à monter un plan très large d’hélico suivi d’un gros plan en pleine action tourné à la GoPro… Nous trouvions cette liberté de langage très intéressante. Le public d’aujourd’hui y est habitué : langage très rythmé, plein de sautes d’axe et de faux raccords !
Je rêvais donc d’une caméra iPhone, je fais des essais de config’ avec mon assistant, Steve de Rocco. J’en parle à Stéphan et François. On commence à imaginer un découpage avec l’idée que je tiendrai la caméra comme un smartphone. Bon, il faut quand même avouer qu’en fin de compte, la réalité du tournage nous a pas mal éloignés de cette idée fantasmée de "caméra iPhone". Malgré tout, ce concept nous a guidés dans la recherche de l’identité visuelle du film.

Mon choix se porte sur la RED Dragon en 6K avec des optiques Summilux qui couvrent le 6K. La production me suit, même si c’est un choix onéreux, cela fait partie d’une vraie ligne artistique pour ce film.J’aime le grand format et nous trouvons intéressant cette possibilité de tourner avec toute la largeur du 6K. C’est une option intéressante pour du Scope en sphérique !

Stéphan Massis, Red Dragon et Leica Summilux 35 mm à l'épaule - Photo Frédérique Barraja
Stéphan Massis, Red Dragon et Leica Summilux 35 mm à l’épaule
Photo Frédérique Barraja

Et le laboratoire ?

SM : Pour le choix du labo, la production me soumet la proposition d’Amazing Digital Studios, proposition alléchante avec le traitement du film en 4K.
Je n’avais jamais entendu parlé de ce laboratoire numérique… Je questionne à ce sujet les membres de l’AFC grâce à cet outil génial qu’est notre "dialogue actif".
Yves Cape me répond et m’encourage vivement à rencontrer Frédéric Savoir qui dirige ce labo atypique.
Ce laboratoire parrainé par Yves Cape et Romain Lacourbas est devenu, depuis, membre associé de l’AFC, mais à l’époque, peu de gens le connaissaient. Je rencontre donc Frédéric, nous nous entendons bien, faisons des essais qui nous permettent de tester le workflow complet du 4K des rushes au DCP en salle de cinéma afin de valider le choix des filtres, optiques et différentes courbes de traitement d’image.

Tu as tourné cette comédie à deux caméras ?

SM : Non, il y avait une deuxième équipe avec Eric Cadrieu qui assurait le cadre au Mövi avec une caméra identique et des optiques Summicron plus légères pour tourner toutes les scènes à ski. Il y a certes une différence entre les Summicron et les Summilux, mais comme elles n’étaient pas employées sur les mêmes séquences, cela ne nous a pas posé de problème.

Au niveau du matériel lumière ?

SM : En général, j’aime les projecteurs qui ont des beaux spectres et que je puisse travailler. Par exemple, si je peux remplacer un fluo par une mandarine sur un poly, je préfère.
Avec mon chef électro, Frederick Vanard, nous avons constitué tout un arsenal de petits projecteurs LED qui s’est avéré très pratique, rapide et plutôt écolo !
La bonne surprise, ça a été la neige ! J’étais un peu préoccupé, au départ, par l’idée de filmer autant de blanc, de neige, de luminosité et en fin de compte, tout s’est bien passé. J’avais fait des essais pour les hautes lumières, j’ai pris la caméra à 640 ISO, employé des filtres neutres IR de bonne qualité, je mettais aussi une légère diff’ pour casser les brillances.

Ton tournage se passant à la montagne, comment s’est passé le suivi du labo ?

SM : Sur le plateau il n’y avait pas de DIT, cela ne se justifiait pas sur ce tournage, juste un "Data Manager". Les disques durs partaient tous les deux jours au labo à Clichy et nous avions mis en place un système de retour des rushes étalonnés et synchronisés avec un roulement de plusieurs iPad, un pour la mise en scène et un pour moi.
L’avantage, c’est que nous voyions tous la même image car les écrans d’iPad sont identiques au niveau calibration. Ce n’était pas l’image définitive du film, mais au moins nous avions la même.
Le matin, le labo m’envoyait également une sélection d’images étalonnées en JPEG sur mon téléphone. Je pouvais les voir avant la prochaine journée de tournage sans attendre. À la fin de la première semaine, je suis revenu au labo voir une sélection de plans en projection grand écran.

J’ai apprécié travailler avec Fred [Frédéric Savoir, NDLR] qui était d’une disponibilité incroyable pendant le tournage. Fred n’avait pas d’horaires. Je pouvais lui parler le soir après dîner, ou le matin, il était toujours sur le pont ! Il vivait au même rythme que nous sur le plateau et j’ai trouvé ça génial, je n’ai jamais vécu ça auparavant. Tout d’un coup, tu ne te sens plus tout seul et c’est très agréable d’être en relation avec quelqu’un qui n’a pas d’horaires de bureau.

Comment s’est passé l’étalonnage ?

SM : Le laboratoire Amazing a mis au point un workflow extrêmement performant. A l’étalonnage, nous visualisons en temps réel du 12 bits - 4:4:4 - XYZ (le maximum en projection pour le moment) qui nous permet d’avoir exactement le rendu DCP dès l’étalonnage. L’étalonnage se fait dans la très belle salle de cinéma d’Amazing.
Nous sommes en RED Raw 6K avec une débayerisation en 16 bits, afin d’extraire le maximum du capteur de la RED Dragon, ce qui permet d’avoir une certaine subtilité des couleurs, notamment dans les teintes chairs. Et nous conservons le RED Raw jusqu’au bout de l’étalonnage.
Nous avons étalonné en dix jours. Le fait que Fred ait lui-même étalonné les rushes "plan à plan", et non juste posé des LUTs, nous a grandement facilité le travail. Nous avons souvent communiqué sur l’image pendant le tournage et chaque séquence était déjà bien unifiée.

Cet étalonnage des rushes a aussi rendu l’étape du montage beaucoup plus fluide, les intentions de lumière étaient présentes, amorçant le dialogue avec les réalisateurs et la production sur le look final du film. Montant au labo en DNxHD 115, ils pouvaient venir regarder les différentes étapes du montage dans la grande salle. Cela leur a aussi permis de présenter avant l’étalonnage des copies de travail d’une très bonne qualité.
La première semaine, nous avons uniquement travaillé le Raw, développé au plus juste pour chaque séquence. Cela permet d’obtenir une base solide, comme un négatif et d’extraire le meilleur de ce qui a été enregistré par la caméra. Ensuite nous avons étalonné plus finement les raccords entre les plans, les caches, les dynamiques, etc. La postprod’ s’est entièrement faite en 4K. Les VFX ont été travaillés en résolution native de 6K.

Fred accorde une grande attention au bon calibrage de l’écran sur lequel nous travaillons. Cela semble aller de soi mais, malheureusement, tout le monde n’a pas forcément la même exigence.
Il calibre lui-même chaque semaine avec le plus grand soin le projecteur de postproduction Barco DP4K-P, afin d’être parfaitement confiant sur ce que nous voyons. L’étalonnage se fait sur 6,5 mètres de base et la projection finale avec un projecteur d’exploitation Barco DP4K-32B sur 9 mètres de base dans la même salle, afin de pouvoir parfaitement juger du rendu en exploitation et de valider l’équivalence entre l’étalonnage et la copie DCP. Ces deux projecteurs sont montés sur roulement linéaire afin d’être toujours centrés.

Que penses-tu des critiques envers le 4K ?

SM : Il y a, à l’AFC, tout un débat sur le 4K versus le 2K. Mon sentiment est que nous avons perdu beaucoup depuis la fin de l’argentique, et le 4K me semble nous redonner une certaine qualité d’image. C’est vrai que la différence n’est pas perceptible sur tous les plans. Il sera difficile de faire la différence entre le 2K et le 4K sur un plan serré en mouvement. Mais, dès lors que nous avons des plans larges avec une multitude de détails, je trouve le 4K justifié. Sur Tout schuss, nous avions beaucoup de plans très larges de montagne ou de forêt.
J’ai également le sentiment, sans pouvoir forcément l’expliquer techniquement, que le 4K permet d’obtenir un "bokeh" plus subtil. Est-ce parce que le 4K offre plus de paliers de texture, de matière, de définition entre la zone nette et floue ? Le 4K rend aussi compte de la "matière" de la RED, qui peut être comparée au grain de l’argentique.
C’est le bruit numérique du capteur et il participe à rajouter une petite texture qui donne de la vie à l’image. J’aime le 4K, tout comme j’aime le 70 mm. Le 4K est, à mon sens, un format "noble" qui est fait pour le grand écran.

En conclusion ?

SM : Le film sort mi-janvier. Je souhaite le présenter en avant-première à mes collègues de l’AFC. Si nous en avons la possibilité, j’aimerais que cette projection se déroule dans la salle du laboratoire à Clichy que je trouve superbe tant au niveau de l’image que du son. C’est la salle conçue par Jean-René Failliot**, d’Arane, rue Médéric à Clichy, pour ceux qui la connaissent.
Nous pourrons débattre des choix techniques pris pendant toute la fabrication de ce film et c’est ce genre d’échanges qui donne à mes yeux toute sa force à notre association.

** Lire un entretien avec Jean-René Failliot.

(Propos recueillis par Vincent Jeannot, AFC)

Dans le portfolio ci-dessous, quelques photos de tournages et photogrammes issus du film