Entretien avec le directeur de la photographie Linus Sandgren, FSF, à propos de son travail sur "La La Land", de Damien Chazelle

Coup de cœur sur Hollywood

La Lettre AFC n°272

[ English ] [ français ]

A l’occasion de la sortie en salles, le 25 janvier 2017, de La La Land, réalisé par Damien Chazelle et photographié par Linus Sandgren, FSF, lire ci-après un entretien avec le directeur de la photographie suédois à propos de son travail sur le film, récemment récompensé par la presse étrangère à Hollywood.

Actuellement sur le tournage de Casse-Noisette à Pinewood, la dernière production Disney (réalisée par son compatriote suédois Lasse Halstrom), Linus Sandgren, FSF, a profité d’un moment "off" pour nous parler de la fabrication de La La Land, de Damien Chazelle. Reprenant le thème de la réussite déjà présent dans son premier film Whiplash, cette comédie romantique et musicale est avant tout un hommage à Hollywood, à l’année 1955 et au film argentique avec lequel elle a été tournée. Un film éblouissant qui n’est pas sans rappeler One from the Heart, la tentative de comédie musicale pharaonique et maudite de Francis Ford Coppola en 1982 – mise en images par Vittorio Storaro, AIC, ASC (FR)

Linus Sandgren, en chemise blanche, sur le tournage de "La La Land"
Linus Sandgren, en chemise blanche, sur le tournage de "La La Land"

La caméra comme troisième personnage
« Damien Chazelle m’a présenté le projet comme un film sur les rêves qu’on peut avoir – et surtout sur le fait de les atteindre », explique Linus Sandgren. En partant de plusieurs compositions musicales du film, livrées par Justin Hurwitz avant même la mise en chantier concrète, et en choisissant la ville de Los Angeles comme décor naturel, le réalisateur et le directeur de la photo ont longuement préparé ce tour de force cinématographique.
La principale difficulté pour nous était d’arriver, dans cette ville de rêve par excellence, de proposer un film qui passe sans vraiment prévenir de moments intimes à des moments réellement féeriques, avec une transition invisible. Une manière pour Damien d’affirmer que la magie peut arriver n’importe où, même dans des endroits assez sordides, comme l’extérieur nuit à la sortie du théâtre un peu cheap où Mia organise son spectacle. Tout était pour nous prétexte à cette magie. »

Très attaché à un certain respect de la tradition – que ce soit en matière de jazz ou de cinématographie –, le réalisateur a voulu pour ce film honorer un certain classicisme dans la facture, se référant au Technicolor d’Une étoile est née (George Cukor, 1954), de La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955). « Sur La La Land, il m’a très vite paru capital de traiter la caméra comme un troisième personnage », précise Linus Sandgren.
« Damien m’expliquait qu’elle devait bouger comme les personnages dansent, interagir avec eux selon même leurs émotions. Un bon exemple est ces panos filés à répétition qu’on a dans la scène d’ouverture, une manière, selon moi, d’être à la fois caméra et comédien en quelque sorte. Pour tout ce travail de mobilité, les mouvements de caméra sur rail ou grue de Vittorio Storaro, notamment sur les films de Bertolucci, nous ont beaucoup influencés. »

Si, dès la séquence ébouriffante d’ouverture (une gigantesque chorégraphie prenant place au milieu d’un bouchon autoroutier à perte de vue), on est stupéfait par la force temporelle de la performance, pour autant, tout le film ne repose pas sur des plans séquences virtuoses : « On ne s’est rien fixé à vrai dire comme règle ou procédure », explique le chef opérateur. « Bien sûr, la plupart du temps, on a essayé de faire vivre les plans dans la longueur, mais ce n’était pas tout le temps le cas.
Il y a certaines scènes qui sont découpées (comme l’engueulade dans la cuisine devant le dîner). La seule décision a été de tout faire en direct, à l’ancienne avec du 35 mm. C’est-à-dire sans fond vert ni effet numérique. Je pense notamment à cette scène sur le ponton en bois au bord de la jetée, avec le coucher de soleil derrière les comédiens, qui a été tournée en cinq prises dans un créneau de 45 minutes. »

Emma Stone et Ryan Gosling
Emma Stone et Ryan Gosling

Décors naturels
Avec un tournage presque entièrement en décors naturels, le travail de préparation a été une des clés de la réussite du film. « Que ce soit pour la danse, et le jeu, Ryan Gosling et Emma Stone ont pris trois mois avant le début des prises de vues à répéter et mettre au point conjointement avec nous les principales séquences chantées et dansées du film. Ensuite, l’assistant réalisateur a construit un plan de travail qui nous a permis de nous chauffer peu à peu et surtout d’affronter les tours de force avec suffisamment de répétition sur place.
Par exemple, la séquence d’ouverture nous a demandé deux jours complets de répétitions sur place avant de pouvoir filmer. Avec d’abord un simple iPhone en guise de caméra, pour finir avec la grue télescopique, la Panaflex et les problèmes d’ombres portées par le soleil que vous devez imaginer ! »

Une autre séquence-clé est celle du premier moment romantique entre Mia et Sebastian, à la sortie de la soirée sur les hauteurs de la ville alors qu’ils repartent chercher leurs voitures respectives. « Sur ce décor, situé dans les montagnes au-dessus de Los Angeles, j’étais confronté à plusieurs défis. D’abord le manque de place pour le matériel, la chaussée étant étroite et le plan balayant un espace considérable. Après avoir placé la base de la Technocrane 50 pieds, il ne restait plus beaucoup d’options pour le reste ! En outre, cette portion de route est très sombre, il n’ y a quasiment pas d’éclairage public.
J’ai pu faire installer avec l’aide de David Wasco, le chef décorateur, des faux lampadaires un peu rétro qui évoquent presque ceux à gaz du début du siècle. On les a équipés d’une lumière bleu-verte, style vapeur de mercure. Pour éviter le problème des ombres portées avec les mouvement de la grue, j’ai pu faire suspendre un "top light" très doux gélatiné en bleu-vert à partir d’une nacelle cachée dans l’angle mort, et puis une deuxième nacelle placée plus loin nous a permis de rajouter un petit contre. L’intégralité d’une première journée nous servant à répéter. »

Emma Stone et Ryan Gosling devant Hollywood à la tombée du jour
Emma Stone et Ryan Gosling devant Hollywood à la tombée du jour

« Vingt-sept marques repère différentes étant programmées pour les machinistes et le cadreur, tandis qu’Emma et Ryan s’adaptaient eux-mêmes à la difficulté d’effectuer leurs chorégraphie apprise en salle de danse sur l’asphalte de la route et de son bas-côté ! A 19h, une première prise a été lancée, suivie de trois autres jusqu’à 19h50. Seulement deux étaient utilisables, Damien décidant sur cette scène de travailler sans filet, c’est-à-dire sans autre solution de montage que le plan séquence. Nous sommes revenus le lendemain vers 17h , pour être de nouveau prêts à 19h et réenchaîner cette fois-ci six prises dont l’avant-dernière a, je crois, été choisie dans le montage.
On peut remarquer dans la prise le ciel rose qui devient de plus orange et le contrepoint de la lumière froide en douche sur eux. Pour équilibrer le "tableau", la costumière a spécialement créé une robe jaune pour Emma qui joue en contrepoint tandis que Ryan est vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon bleu sombre. Dans le film, on associe bien sur cette vue féerique à un petit matin car la scène précédente dans la rue est tournée, elle, en pleine nuit sur un autre décor. »

La chorégraphie lumineuse
Autre trouvaille de mise en scène qui participe au côté magique du film, l’utilisation de lumières sur variateurs pour isoler soudainement les comédiens du décor. « Mia comme Sebastian veulent tous les deux réussir à leur manière et se retrouver symboliquement sous les spotlights (en tant qu’actrice et musicien). C’est cette idée que j’ai traduite par les bascules de lumière sur plusieurs séquences, comme sur la rencontre entre eux-deux dans le restaurant piano bar. Sur cet autre décor réel, ça a été un vrai tour de force pour les électriciens, tout devant être mis en boîte en l’espace d’une nuit. L’intégralité des lumières de figuration, appliques et luminaires du restaurant, ont été rebranchées séparément sur trois circuits, contrôlés en direct pendant la prise par trois électriciens qui se calaient sur le timing des comédiens et de la caméra.
C’est ce côté très analogique, très simple, des mises en place qui a prévalu tout au long du film. Exactement comme dans la séquence où ils vont tous les deux au cinéma voir La Fureur de vivre et où la lumière qui les éclaire se résume à quelques réflecteurs souples tenus par des électriciens sur la scène renvoyant un jeu de lumière réfléchie très simple sur eux. »

Ryan Gosling et Emma Stone dans la scène du cinéma
Ryan Gosling et Emma Stone dans la scène du cinéma

Jouer sur un Steinway
Sur le choix des moyens de prises de vues, là encore, Damien Chazelle n’a fait aucune concession au standard numérique actuel, préférant tourner son film en argentique. Linus Sandgren détaille : « Bien sûr, on peut toujours en numérique essayer de se rapprocher du look film, rajouter du grain, utiliser des LUTs... mais honnêtement, c’est tellement plus simple d’aboutir à un résultat quasi final directement à la prise de vues, sans se retrouver tributaire de la postproduction et être certain de pouvoir le contrôler soi-même. Personnellement, ça m’arrive aussi de filmer en numérique mais à chaque fois que je me retrouve en salle d’étalonnage, je regrette le film, son rendu des carnations et la richesse de ses couleurs. »
Sur La La Land, le chef opérateur est donc parti immédiatement sur une configuration 35 mm anamorphique très classique en Panavision. « Tourner en Panavision Scope, c’est un peu pour moi comme jouer du piano sur un Steinway. Mon seul regret est que la pellicule Fuji que j’utilisais précédemment (comme sur American Hustle) n’est plus fabriquée. J’ai dû passer en Kodak 5219 mais en lui faisant subir un sous-développement d’un diaph (pour réduire un peu le grain) et en la posant à 200 ISO. »

En termes d’optiques, le chef opérateur s’est équipé d’une combinaison entre série C et série E, avec, au centre du dispositif de mise en scène, un 40 mm un peu particulier : « Comme on savait qu’on allait avoir à faire ces plans séquences assez compliqués, avec beaucoup de mouvements dans l’axe et des variations d’échelle de plans considérables, il fallait absolument un grand angle moyen avec des capacités de mise au point minimales ad hoc. Pour cela, Dan Sasaki du service optique de Panavision, m’a spécialement fait modifié un C 40 mm afin qu’il puisse atteindre les 50 cm de mise au point minimale (au lieu de 75 cm). C’est l’objectif qui nous a servi sur la majorité des plans. »
Cette passion pour le Scope a même été déclinée sur une courte séquence de films Super 8 de famille (dans la dernière partie de l’histoire) par les cinéastes : « Pour ces images, on a insisté pour tourner en anamorphique mais en choisissant le 16 mm avec une Aaton A-Minima équipée d’une monture PV et les mêmes optiques. Ça devenait une sorte de caméscope en CinemaScope, tenu à bout de bras. Une sensation géniale que j’envisage même en caméra principale pour First Man, le futur projet sur Neil Armstrong qu’on devrait tourner avec Damien », avoue Linus Sandgren.

En termes de lumière, Linus Sandgren avoue, là aussi, son classicisme dans le choix des sources sur La La Land : « Les projecteurs tungstène étaient la plupart du temps mes sources principales, notamment pour les comédiens. La qualité de couleur d’une source incandescente, son spectre continu, sont pour moi le gage d’un résultat certain. En leur adjoignant un ¼ ou un ½ bleu, je suis sûr à 100 % de ce que je vais obtenir sur le film. Ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas avec les LEDs, les fluos ou les HMI. Bon, ça ne m’empêche pas d’en utiliser pour des nuits, éclairer des fonds ou même pour le "fill light", mais à vrai dire rarement en lumière principale.
Sur le film que je tourne actuellement en film 35 et 70 mm (Casse-Noisette), nous avons environ 250 Arri Skypanels qui tapissent le grill du studio de Pinewood. C’est un outil extrêmement pratique dans ce cas de figure pour pouvoir s’adapter assez rapidement à telle ou telle ambiance, mais je ne les utilise pas pour la face. »

Filmer pour durer
« Je me souviens très bien des déclarations hâtives des gens de l’industrie en 1999 quand le cinéma numérique a commencé dans les salles : "Le film est mort..., le numérique a gagné !" », se rappelle Linus Sandgren, « Aujourd’hui ils réalisent leur erreur, notamment quand on revoit tous les films tournés à l’époque avec les premières caméras Sony 900 ! Toutes ces choses qui ont vieilli prématurément et qui ne peuvent rivaliser avec un film des années 1950 restauré à partir des négatifs d’origine... J’espère, comme beaucoup de cinéastes, que l’industrie du cinéma va revenir à la raison et continuer à nous permettre de choisir nos outils et ne pas tomber dans cette unification de la chaîne de postproduction. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Voir la bande-annonce