Entretien avec le directeur de la photographie Vincent Mathias à propos du film "Une affaire d’état" d’Eric Valette

par François Reumont

La Lettre AFC n°193

Recueillir les propos des directeurs de la photographie est l’une des nombreuses activités de l’AFC. A l’occasion du Festival de Cannes, par exemple, nous publions des entretiens se rapportant au travail de directeurs de la photographie ayant un film retenu dans l’une ou l’autre des sélections, qu’ils soient ou non membres de l’association.
C’est dans cet esprit que nous proposons de lire ci-après un entretien avec Vincent Mathias dans lequel d’une part il parle de son travail sur Une affaire d’état d’Eric Valette (sortie le 25 novembre 2009) et d’autre part il fait le point sur l’utilisation, pour ce film, de la caméra de cinéma numérique Red One.
Le directeur de la photographie Vincent Mathias
Le directeur de la photographie Vincent Mathias


Passionné de photographie dès le collège, Vincent Mathias ne trouve finalement pas son compte dans l’image fixe dont il maîtrise déjà la technique de prise de vue et de traitement au laboratoire.
Au lycée, alors qu’il découvre les grands films classiques, entre autres ceux d’Andrei Tarkowski, dont l’esthétique le touche profondément, il décide de se lancer dans la voie de la prise de vues cinématographique.
Après un détour par l’ECPA (Etablissement cinématographique et photographique des armées), il intègre en tant qu’assistant l’équipe de directeurs photo comme Jean-Claude Larrieu, Sacha Vierny, ou Michel Amathieu. Depuis 1997, il est passé chef opérateur, et a mis en images une quinzaine de longs métrages signés – entre autres – Nabil Ayouch, Fréderic Forestier, Harry Cleven ou François Desagnat-Thomas Sorriaux. Dernièrement, c’est Eric Valette qui lui a confié le soin de mettre en images son nouveau thriller politique
Une affaire d’état. Une première expérience, pour lui, avec la caméra Red One.

Vous aviez déjà tourné quelques films en HD... Avec le recul, que retenez-vous du passage à la RED ?
VM : Que ce soit sur Les Parrains ou sur Poltergay, on avait réussi avec Mikros images et Arane à obtenir de très bons résultats en termes de couleur, de contraste, à partir d’une prise de vues Sony 900 (en utilisant les Hyper Gamma). Mais restait le problème insoluble de l’excès de profondeur de champ... Sans parler de la qualité des flous, avec la séparation chromatique vert-magenta caractéristique des caméras à prismes (TriCCD) qui n’a rien à voir avec un flou en pellicule 35 mm.
La profondeur de champ de la RED est effectivement semblable à celle du 35 mm, mais pour autant, la qualité des flous n’est pas encore exactement la même. C’est peut-être une histoire de compression qui agit sur la qualité de ces zones floues, et qui les rendent moins vivante qu’en pellicule... Quoi qu’il en soit, mon format de prise de vues préféré reste le 35 mm anamorphique. C’est là où s’assemblent la merveilleuse capacité de captation des couleurs de la pellicule, une définition inégalée, et une qualité de flous si particulière liée à l’anamorphose à la prise de vues. Associé à un étalonnage photochimique, je pense qu’on a vraiment le meilleur rapport qualité-prix actuel sur une production. Reste bien entendu la quantité de lumière plus importante qu’en sphérique, encore plus évidente et incontournable en extérieur nuit… Et la lourdeur du matériel.

Pourquoi avoir choisi la RED pour Une affaire d’état  ?
VM : Dès le début du projet, on savait que l’étalonnage du film irait vers des teintes légèrement désaturées et froides, la pauvreté des " informations couleur " de la RED ne serait alors pas un obstacle, mais peut-être même un moyen de faire une image différente. J’ai fait des essais avec le laboratoire Éclair qui ont une remarquable maîtrise du R3D afin de comprendre les limites de cette caméra.
J’insiste sur le principe qu’en numérique, le travail du laboratoire est vraiment déterminant pour obtenir l’image finale. Cela peut paraître évident, mais dans les faits, il faut reconnaître que l’on parle beaucoup des performances des caméras numériques et plus rarement de celle des chaînes de postproduction... Cela fausse beaucoup le débat sur le cinéma numérique.

Eric Valette - Sur le tournage de son film <i>Une affaire d'état</i>
Eric Valette
Sur le tournage de son film Une affaire d’état

Revenons à Une affaire d’état...
VM : En dehors du fait que le réalisateur avait déjà tourné un film avec au Canada et qu’il était ravi de cette expérience, c’était aussi un choix économique. Éric Valette souhaitant travailler avec deux caméras en permanence, c’est maintenant très difficile pour un film en dessous de 4 millions d’euros de pouvoir tourner sereinement dans ces conditions... C’est-à-dire sans se soucier du métrage...
Et puis il y a aussi la vitesse de travail. Le film n’ayant que 35 jours de tournage, 45 décors… Avec chaque caméra équipée chacune d’un disque dur d’une capacité de 80 minutes, on peut enchaîner les prises sans recharger. Pour le travail du réalisateur face aux comédiens, s’affranchir du rechargement toutes les 10 ou 4 minutes (selon le magasin), et parfois les frustrations qui vont avec... C’est sans prix.

Et en 35 2P, comme avec la caméra Pénélope… ?
VM : Peut-être, mais il faut ensuite intégrer le prix du scan et de la postproduction numérique qui consomme la plus grande partie des économies faites sur la pellicule. Et puis d’un point de vue image, je trouve que le 2P en format 2,35 est quand même fort granuleux en 500. En revanche, on profite de la qualité de la restitution des couleurs de la pellicule.

Et les pertes de données sur le disque dur, ça ne vous fait pas peur ?
VM : Depuis Une affaire d’État, j’ai tourné deux autres longs métrages avec cette caméra, et je n’ai eu à déplorer aucune perte d’image sur disque dur Red Drive. En cas de montage véhiculaire (voiture travelling...), on l’isole des vibrations avec un système simple de " silent block " ou de mousse afin d’éviter toute perte de données. En revanche, avec les cartes nous avons eu quelques rares pertes. De toute manière, il faut savoir que la caméra est équipée d’une fonction permettant de signaler une perte d’image à la fin d’une prise et qui annonce, le cas échéant, le nombre d’images qui auraient " disparu ". Ce n’est donc jamais une surprise. En cas de choc ou de vibrations inhabituelles, il suffit juste de vérifier après chaque plan ce " warning ".

On entend souvent des critiques sur le manque de sensibilité et de latitude de la caméra… Quel est votre point de vue après ce film ?
VM : Le film ayant été tourné à la fin de l’année 2008, les courtes journées hivernales, le manque de lumière notamment dans les intérieurs avec découverte nécessitait souvent de tourner avec une sensibilité de l’ordre de 500 ISO. De ce point de vue, la sensibilité de la RED nous a bien aidés. Que ce soit en intérieur ou en extérieur jour, nous n’avons que très peu rééclairé.
Concernant la latitude, il y a par exemple cette séquence tournée sur le parvis de la bibliothèque François Mitterrand, en forte contre-plongée. Malgré le contraste extrême entre le ciel très blanc et les costumes noirs des deux comédiens (André Dussolier et Jean-Marie Winling), on arrive quand même à discerner des détails comme les boutons noirs de manteaux noirs, et la présence de nuages dans le ciel. Certes ce n’est pas du 35 mm, et le capteur de la RED est sans doute moins performant que le capteur de la D21, mais c’est à mon sens la démonstration parfaite de la grande latitude qu’offre cette caméra. Je n’ai jamais eu la sensation d’être limité par le manque de latitude.

Le vrai problème de la RED est sa capacité à restituer les couleurs, d’où l’importance capitale de la chaîne de postprod. Dans certaines conditions extrêmes, la palette de couleurs se réduit dangereusement ! Le capteur étant optimisé pour 5 000 K, lorsque l’on tourne avec des lumières dont la température de couleur passe en dessous de 2 800 K, les images RAW sont trop saturées en orange et il est difficile des les étalonner autrement. En film, même en ambiance sodium on peut étalonner " froid " !

Quel a été votre choix d’optiques ?
VM : Pour ce film, je voulais à l’origine utiliser la série Primo, que je trouvais adaptée au projet. Mais le grand nombre de séquences de nuit m’a forcé à prendre une série Zeiss GO car la série Ultra-Speed Panavision n’offre pas assez de choix de focales. Du coup, pour rester en monture PL, j’ai opté pour la série Cooke S4 – que j’utilise souvent en 35 mm – pour le reste des séquences qui ne nécessitaient pas de tourner à 1.4.

Et la sensibilité décriée du capteur aux infrarouges... Est-ce un problème pour vous ?
VM : Aucun problème. On avait été mis en garde, mais rien à déplorer. Durant l’été 2008, j’avais même eu l’occasion de tourner une publicité en Méditerranée au bord de mer avec la RED, Mais je n’ai même pas eu à utiliser de filtres. A vrai dire, j’ai trouvé même que les filtres IR ramenaient même des teintes de peau assez bizarres... Donc je m’en suis passé.

Reste l’ergonomie… Est-on proche d’une caméra film ?
VM : La RED souffre des mêmes maux que les autres caméras HD... Pour l’utiliser correctement en fiction, il faut lui rajouter une forêt d’accessoires, et d’alimentation qui l’alourdit et la transforme peu à peu en " arbre de Noël ". Néanmoins, si on peut se passer des systèmes HF (mise au point, du retour vidéo), et de quelques autres accessoires, la caméra peut vite retrouver un côté très compact. En mettant juste l’objectif, un parasoleil Clip On, une batterie ceinture et une carte, elle se transforme en une sorte d’Arri 2C moderne...

Avez-vous rencontré des soucis pour trouver deux caméras au rendu identique ?
VM : Les deux caméras étaient tout à fait raccord. Aucune différence, à condition bien entendu d’avoir les mêmes réglages. En 4K, la définition est stupéfiante, et l’absence de grain donne un rendu troublant, accentué encore par la projection numérique. J’ai l’impression que le grain, à terme – c’est-à-dire quand le numérique aura remplacé le film dans les salles de projection – va petit à petit être ressenti comme un défaut plutôt qu’une qualité.
Certes ce sera un processus très lent, mais cette bascule insidieuse se produira certainement. On va se diriger vers une image tellement piquée et tellement pure qu’on aura presque l’impression d’une fenêtre sur la réalité… Exactement comme l’impression qu’on avait il y a 20 ans en voyant une projection Showscan (70 mm à 60 im/s).
Outre la généralisation du relief dans certains types de productions, outre la taille des capteurs qui va encore grandir (comme annoncé dans les futures caméras RED Epic en version capteur 28K), il semblerait que la prochaine barrière technologique doive être la cadence de projection. On va bientôt être capable de tourner non plus à 24 mais à 60 im/s pour se libérer des défauts de stroboscopie et de scintillement que l’on a en salles depuis que le cinéma existe. Ce sera aussi synonyme d’une nouvelle manière de filmer, avec des mouvements de caméra sans limite.

Pour conclure, aujourd’hui, le choix du numérique ou du photochimique doit se faire en bonne intelligence avec le réalisateur et le producteur du projet. Avantages et inconvénients, les réalisateurs qui ont tourné en numérique de qualité reviennent rarement au 35 mm, le travail avec les comédiens est indéniablement plus agréable.
Pour les opérateurs et les laboratoires, il faut apprendre à tirer le meilleur des caméras numériques. Les capteurs ne cesseront de s’améliorer au fil des années pour égaler peut-être un jour les performances de la pellicule.

(Propos recueillis par François Reumont)

  • Lire également dans Sonovision Broadcast n°545 de novembre 2009, un autre entretien, différent de celui-ci, accordé par Vincent Mathias à François Reumont et intitulé Vincent Mathias lève le secret défense sur la RED.