Entretien avec le directeur de la photographie Yves Cape, AFC, SBC, à propos du film "Hors Satan" de Bruno Dumont

par Yves Cape La Lettre AFC n°213

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Yves Cape, AFC, SBC, est issu de l’école de cinéma bruxelloise l’INSAS.
Après avoir débuté en tant qu’assistant opérateur, il fait ses débuts de directeur photo sur des courts métrages dans les années 1990.
Sa rencontre avec Alain Berliner (le court métrage Rose en 1993) le mène par la suite à signer les images du long métrage à succès Ma vie en rose.
Depuis, sa filmographie inclut des longs métrages en France (Persécution de Patrice Chéreau, White Material de Claire Denis) et à l’étranger (Le Gardien de buffles au Vietnam, L’amore inperfetto en Italie, ou In God Hands aux USA).
Fidèle collaborateur du cinéaste Bruno Dumont, il est présent à Cannes à ses côtés pour la 4e fois avec Hors Satan. (F.R.)
Yves Cape, viseur en main, et Bruno Dumont
Yves Cape, viseur en main, et Bruno Dumont

Comment décririez-vous ce nouveau film de Bruno Dumont ?

Yves Cape : Un homme, une fille, la nature, les rapports entre eux trois, le film parle de ça. Bruno voulait que cette nature soit magnifique. On a tourné dans le site naturel protégé des Dunes de la Slack et dans ses environs à côté de Boulogne-sur-Mer.
L’accès y est interdit, mais après de longues négociations, un nombre limité de personnes a été autorisé à y entrer, pas plus de dix, on ne pouvait pas utiliser de véhicules pour nous déplacer et on n’a pas reçu l’autorisation de poser des travelings. On a amené tout le matériel avec des clés de portage et donc en configuration la plus légère possible. On a beaucoup joué sur les plans fixes ou les panoramiques, les entrées et sorties de champ. Le film est simple très très brut.
Bruno m’a montré des cadrages de Gabriel Figueroa, le chef opérateur mexicain entre autres des premiers Buñuel, on s’en est beaucoup inspiré, notamment ceux où l’horizon se retrouve dans le dernier quart de l’image, plutôt qu’au milieu comme on avait l’habitude de le faire et aussi des plongées, des contre-plongées les autres films de Bruno je les faisais avec une bulle sur le " tilt " pour toujours vérifier que la caméra était horizontale !

Quels ont été les choix de tournage ?

YC : Bruno voulait que Hors Satan soit un film solaire, on a tourné sept semaines de six jours entre août et octobre. Les premières semaines, les conditions météo étaient exécrables, avec des déluges de pluie. On a vite épuisé les deux trois intérieurs que nous avions et on a donc tourné par temps gris certaines scènes. De toute façon, Bruno aime bien ça : les ciels chargés, la lumière froide du temps gris. Certains raccords lumières ont été difficiles à étalonner, ça rajoute au côté très, très brut du film ! Bruno souhaitait aussi tourner au lever ou au coucher de soleil et capturer certaines ambiances magiques pour certaines séquences clés. Par exemple, il voulait un plan du héros face au soleil levant, dans la brume. On a fait plusieurs tentatives matinales avant de l’obtenir. On voulait aussi le même décor dans une ambiance de jour, mais avec de la brume et une lumière très blanche ! On a finalement obtenu, à force de patience, une très belle lumière. Travailler sur un film de Bruno Dumont n’est pas toujours une chose facile, il faut savoir faire certaines concessions. Les gens qui participent au tournage savent de quoi il en retourne et ils le font donc avec beaucoup de plaisir.

Et en lumière ?

YC : Les films de Bruno Dumont se font avec très peu d’argent, je n’ai donc ni les moyens ni le temps d’éclairer les extérieurs. J’ai utilisé un ballon Airstar Gaffair 400 W qui me permet d’arrondir un peu les visages et deux Jokers-Bug 400 avec deux Kino Flo 120 cm 4 tubes pour les intérieurs.
Il nous faut donc tourner au bon moment de la journée pour obtenir l’image qui nous convient, c’est là où la préparation est très importante. Le scénario, je l’ai lu six mois avant, deux mois avant le tournage, j’ai reçu le découpage complet du projet (depuis Hadewijch sous la forme de croquis). C’est un document extrêmement précis. A partir de là, on discute ensemble de manière générale, puis on part sur les lieux pendant deux semaines pour vérifier chaque plan, viseur à la main. C’est passionnant, c’est unique il n’y a que avec Bruno que je travaille comme ça. Cette fois-ci, on a fait ça avec la scripte et l’assistant-réalisateur.
Finalement, le seul luxe qu’on se permet, c’est le choix du 35 mm Scope et de l’étalonnage numérique. Le Scope nous permet de mettre en scène les personnages et le paysage en même temps. Le décor racontant l’histoire des personnages et interagissant avec eux. Mais même sur ce choix artistique central, il faut parfois faire des concessions. Nous n’avons pas pu obtenir les objectifs Hawk les plus récents, les V-Plus. On a dû se contenter de la première génération, qui est quand même moins performante en terme de définition, surtout sur les courtes focales, 35 et 40 mm. J’ai aussi dû tourner avec une Arri 535B qui n’est pas le matériel le plus léger pour parcourir les dunes de la Slack à pieds !

Avez-vous envisagé le tournage en numérique avec Bruno Dumont ?

YC : L’option du numérique, on l’avait envisagée pour Hadewijch pour des raisons financières. Mais Bruno est intransigeant sur le rendu des visages de ses comédiens et à l’époque, en prise de vue numérique, avec des Sony, il n’arrivait pas à retrouver les carnations naturelles, blanches avec les rougeurs, qu’il affectionne en pellicule. Ou alors, quand les visages étaient bien, la terre, les feuilles des arbres, n’étaient plus juste. De plus Bruno a remarqué que je n’étais pas à l’aise avec l’ergonomie et la visée vidéo. Je suis très attaché à la visée reflex, j’ai beaucoup de mal à m’en passer, je n’arrive plus à faire corps avec la scène avec les comédiens, j’ai du mal à entrer dedans. Quand je regarde dans une visée optique en quelque sorte je regarde les acteurs dans les yeux, avec une visée vidéo c’est comme si je n’osais pas les regarder dans les yeux !

Et l’Alexa ?

YC : L’Alexa semble pour beaucoup de raison très intéressante. Mais il me manque la visée optique ! Le capteur 4/3 pour tourner en Scope sera aussi le bienvenu, même si c’est vrai qu’on peut tourner actuellement avec la série d’objectifs anamorphiques, Hawk V-Lite, à taux d’anamorphose 1.33, mais c’est très cher.

Et la postproduction ?

YC : Bruno est un inconditionnel de la postproduction numérique. C’est pour lui un moyen de contrôle absolu sur l’image, et notamment sur cet équilibre des visages auquel il tient tant. Hors Satan a été étalonné en deux semaines avec Richard Deusy, chez Duboi d’après un scan 2K du négatif Scope 4P, et la projection cannoise se fera à partir du DCP car ça nous semble plus fidèle que le report 35 mm.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Equipe technique
1re assistante caméra : Pauline Teran
2e assistante caméra : Emilie Colin
Stagiaire conventionné : Romain Baudean
Chef machiniste : Bertrand Salliou
Machiniste : Régis Romé
Chef électricien : Eric Alirol

L'équipe dans le Dunes de la Slack
L’équipe dans le Dunes de la Slack