"Éric Rohmer au temps 
de la convention collective"

Par Diane Baratier, AFC

par Diane Baratier La Lettre AFC n°231

L’Humanité, 19 avril 2013

Films à petits budgets condamnés ? Récemment dans la presse, la démarche courageuse d’Éric Rohmer comme cinéaste a été utilisée pour défendre un point de vue personnel de production. Il a été dit que Rohmer, si la nouvelle convention collective était appliquée le 1er juillet 2013, n’aurait pas pu faire ses films.

Or, quand j’ai commencé à travailler avec lui en 1992, la convention collective était autrement moins consensuelle que celle présentée aujourd’hui par les praticiens de l’industrie cinématographique. Il a été dit que la convention actuelle l’aurait obligé à travailler avec de grosses équipes, j’ai lu et relu la convention et n’ai rien trouvé de tel.

Par contre, je n’ai jamais été aussi bien payée que par la Compagnie Éric Rohmer, ce qui prouve que ce n’est pas sur nos salaires que se jouent les problèmes économiques actuels des films à petits budgets mais ailleurs.

Derrière cette convention collective, je ne vois que le problème de société, son évolution. Quand j’utilise le mot cinéaste, je me réfère au sens qu’il avait dans mon enfance, il y a quarante-cinq ans, il qualifiait toute personne travaillant dans le cinéma… Étant juste une cinéaste de naissance par mon père et ma mère, cette déviance sémantique me paraît lourde de conséquences aujourd’hui pour nous, techniciens, elle nous exclut de l’ordre des créateurs de films et nous parque dans l’enclos des exécutants remplaçables et malléables à merci et me donne l’envie d’argumenter mon point de vue dans le débat public.

Citer Éric Rohmer à propos de la création d’un film, c’est citer un homme qui a forgé sa propre démarche à travers une cohérence économique mise au point tout au long de sa vie pour parvenir à faire ses films malgré un système qui lui était hostile. Et s’il est parvenu à créer une économie personnelle vertueuse, c’est par la rigueur. C’est une bonne idée de réfléchir à ses particularités et trouver des solutions par ce temps de déséquilibre économique provoqué par l’arrivée du numérique. Lui aurait trouvé le moyen de contrer la difficulté d’une convention propre à une industrie alors qu’il était un artiste. Il a eu le courage d’innover sans se préoccuper de la norme de fabrication en vigueur. C’est aussi par là que l’on peut admirer la singularité de son œuvre.

Rediscuter cette convention, pourquoi pas, si vous le pensez nécessaire mais sans mélanger l’industrie du cinéma et l’art cinématographique. Le Code du travail représenté par cette convention consensuelle pourrait être mieux défendu mais je ne vois pas 
comment une convention pourrait défendre des artistes en opposition avec la majorité des travailleurs qui travaillent pour eux. Ce n’est plus démocratique. L’arrivée du numérique est une gageure. Pour relever la situation, il faut analyser les vraies causes du déséquilibre économique. Comment se fait-il que j’ai 
commencé à travailler il y a vingt ans, que mon salaire dans le meilleur des cas n’ait 
jamais été augmenté alors que j’ai perdu plus de 30 % de mon pouvoir d’achat et que maintenant on veuille m’en enlever encore 50 % ? Je ne crois pas que fragiliser davantage ma situation permettra aux films fragiles de survivre, au contraire, puisque je les ai toujours défendus par le don de mon travail. Quel est le technicien de cinéma qui n’a jamais tout fait pour le film sur lequel il travaille ? La réciprocité est nécessaire pour trouver un équilibre stable.

Il n’y a pas un cinéma en soi, il est pluriel et en évolution. Oublier la diversité des genres est aussi dangereux dans le cinéma que partout ailleurs. On sait aujourd’hui que la destruction de la diversité peut engendrer notre fin.

(Diane Baratier, L’Humanité, 19 avril 2013)

(En vignette de cet article, Eric Rohmer, en 1992 - DR)