Et la lumière fut

Entretien avec Caroline Champetier, AFC

par Caroline Champetier

Le Film français, 19 mai 2010

Présenté en compétition officielle, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois pose la question de la foi. Celle qui conduisit les moines de Tibérine
à rester dans leur monastère alors que le terrorisme islamiste mettait l’Algérie à feu et à sang.
Directrice de la photographie de films d’auteurs importants dans le cinéma français, Caroline Champetier réalise, ici encore, une lumière riche de sens. Rencontre.

Que signifie pour vous d’être à Cannes ?
C’est la sixième fois que je suis à Cannes avec un film sélectionné, et la quatrième pour un film en compétition. Cannes reste un endroit extraordinaire pour la défense du cinéma, des films et des
auteurs. Ici les œuvres arrivent toutes libres et égales. Il existe une forme de démocratie qu’il n’y a nulle part ailleurs aujourd’hui.

Des hommes et des dieux est le quatrième film avec Xavier Beauvois. L’envie de travailler avec lui ne s’est pas émoussée ?
Je ne me vois pas refuser un film de Xavier Beauvois. Si j’avais pu, j’aurais
fait tous ses films ! Je n’ai pas fait Nord. Ce film m’avait beaucoup impressionnée et je me suis dit : « Pourquoi je ne travaille pas avec ce cinéaste ? »
Il se trouve que Jean Douchet, qui est le père spirituel de Xavier, nous a mis en rapport. Xavier préparait N’oublie pas que tu vas mourir dans une autre maison de production. Il y avait des difficultés et je l’ai entraîné chez Why Not, qui ont été formidables à l’époque. Ils ont décidé, en un week-end, de reprendre la préparation de N’oublie pas…, ce qui nous a porté chance. Il y a quelque chose dans notre collaboration qui doit relever d’une forme de grâce.

Pourquoi choisit-on de faire un film ?
J’ai été formée au cinéma par William Lubtchansky qui avait ce rapport de
" protection rapprochée " au metteur en scène. Ce sont des associations qui se répètent de film en film. Il a été le collaborateur de Jacques Rivette, Claude Lanzmann, Otar Iosseliani… C’est cela que je trouve essentiel dans le métier des " solistes " techniciens du cinéma, comme les directeurs de la photographie, les monteurs ou les musiciens.
C’est un travail d’équipe mais il y a un rapport privilégié et secret, en tout cas dans la préparation, et au moment du tournage entre un directeur de la photographie et un cinéaste. Le signe du cinéma, c’est ce rapport profond entre acteurs, metteur en scène, producteur, équipe technique. Chacun s’en remet aux autres…

Vous semblez avoir une relation privilégiée avec Why Not Production ?
Oui, parce que nous avons appris à travailler ensemble, depuis La Sentinelle qui a été le premier long métrage de Why Not et mon premier “premier film”. Ils sont devenus, avec le temps, de formidables fabricants, exemplaires dans la manière dont ils choisissent leurs cinéastes, leurs collaborateurs et décident où on met l’argent dans un film. Il y a une
certitude de travail. Quand on lit un script qui nous enthousiasme, la question
est toujours de savoir si on va réussir à l’amener au-delà du scénario.

On sent une présence de l’invisible dans Des hommes et des dieux. Était-ce une demande de Xavier Beauvois ?
Xavier m’a demandé de ne pas voir ces moines autrement que comme des
hommes intelligents. Il voulait une forme de trivialité et de réalité. Nous n’avons pas parlé de choses supérieures ou spirituelles. Nous savions ce qui allait nous être donné par la lumière du pays et des lieux dans lesquels nous allions tourner. J’ai tendance à penser que la lumière est quelque chose de spirituel, qu’on n’arrive à rendre cela que de temps en temps dans un film. Pour certains, il n’y a que de l’éclairage, mais pas de lumière.

Ici, la lumière des premiers plans installe le film. Ce début est-il travaillé de manière particulière ?
Oui. Les dix premières minutes d’un film sont essentielles en lumière. Elles installent le spectateur dans un certain état d’esprit, puis le récit prend le relais. Nous savions que l’histoire commencerait la nuit. La nuit, ça n’est pas donné photographiquement, il faut la créer. Le premier plan, dont la densité a été retravaillée, montre la terre où se passe l’action, puis les moines en
méditation dans l’obscurité de leur chapelle, ensuite, le jour se lève lentement.

La lumière apparaît parfois comme un élément du décor…
Ça, c’est le travail effectué avec Michel Barthélémy, le chef décorateur d’Un prophète, et avec lequel nous avons eu la chance de travailler. Il a apporté énormément au film.
D’abord, parce que ses propositions sont d’une grande profondeur et justesse.
Ensuite, parce que nous avons un véritable dialogue, ce qui n’est pas toujours possible.
Du coup, nous avons initié ensemble des couleurs et des formes qui sont, à l’arrivée, l’image et la lumière du film.

Des hommes et des dieux semble riche de références picturales, est-ce délibéré ?
C’est une chose que nous partageons avec Xavier. La peinture, qui a fait partie de son apprentissage avec Jean Douchet, ne nourrit pas le cinéma mais le regard sur le monde. Il y a un certain nombre de références parce que, pensant aux scènes, c’est la peinture qui nous revenait. Il y a une séquence de chapitre où chaque moine est travaillé de façon différente et où j’ai délibérément pensé aux autoportraits de Rembrandt, non pas pour reproduire quoi que ce soit… sauf peut-être la façon dont Rembrandt se scrutait lui-même.

Vous êtes arrivée dans le métier au moment où apparaissaient notamment des objectifs à ouverture large. Comment vivez-vous la révolution numérique actuelle ?
J’étais assistante quand sont arrivés les objectifs Zeiss grandes ouvertures et les pellicules sensibles. On pensait alors que c’était une révolution, mais, avec ce que nous vivons maintenant, nous savons que ce n’en était pas une, juste une évolution.
Les opérateurs de ma génération ont été formés selon des normes classiques. Nous avons appris à poser un négatif. La révolution numérique questionne la prise de vues, l’existence du négatif et son interprétation par la suite. La stabilité du numérique pourrait être quelque chose de positif. Mais est-ce si stable ?

Concernant l’enregistrement des images, le film reste ce qu’il y a de plus puissant et de plus fiable quant à la conservation. Les innovations sont tellement rapides que nous devons constamment repenser nos repères et les redéfinir afin de préserver notre capacité d’invention vis-à-vis de l’image.
Ce n’est pas parce qu’on nous vend quelque chose que c’est bien ! Il y a des outils plus forts que d’autres en marketing. Or, la puissance marketing n’est pas nécessairement synonyme de qualité des outils.

Quels ont été vos choix techniques pour Des hommes et des dieux  ?
La première chose que nous voulions, c’est le format large. Nous avions donc le choix entre l’anamorphique, le Super 35 (qui n’a qu’un ratio de 2,32:1), et le 2 perf* avec objectif sphérique. Nous avons choisi le 2 perf principalement pour l’ergonomie extraordinaire de la caméra Penelope Aaton. Je ne me suis jamais sentie aussi libre avec une caméra, certains plans du film en font foi. Par la suite, grâce aux images et au soutien de grands techniciens du laboratoire Éclair, nous avons décidé de scanner en 4K. J’ai eu ainsi le sentiment de retrouver tout l’échantillonnage que m’offre l’origine chimique.

Où en est l’AFC du dialogue qu’elle a entamé sur l’évolution de ses métiers ?
C’est en train de se formaliser. Nous sommes dans une sorte de travail analytique sur l’état de notre métier. Il est certain que, en France, le travail de l’image n’a pas la considération qu’il a dans les pays anglo-saxons, et même dans le reste du monde. Nous pratiquons un métier de l’ombre, mais l’ombre est souvent plus belle quand on y distingue quelque chose.
De plus, le déséquilibre des budgets fragilise la fabrication des films dont nous sommes, avec les décorateurs, les principaux maîtres d’œuvre. Il faudrait arriver à parler de cela avec détermination et transparence. L’AFC y travaille avec tous ceux pour qui " l’image cinématographique " signifie quelque chose.

Les laboratoires sont dans une santé économique préoccupante. Cette situation vous affecte-t-elle ?
La disparition de laboratoires, c’est aussi la disparition de savoir-faire, le licenciement de personnes avec lesquelles nous avons travaillé des années. En France, nous disposons d’outils extraordinaires et nous assistons à un nettoyage par le laisser-faire, le pire de l’économie libérale.
On ne prend jamais assez en compte la part industrielle du cinéma français, celle qui crée des emplois, qui nécessite des investissements… Le rapport entre la part soi-disant artistique et technique d’un budget, allouée à la fabrication, est généralement totalement déséquilibré… Sauf chez Why Not.

De plus en plus de films se font en 3D. Cette technique vous intéresse-t-elle ?
La 3D est une des formes du cinéma. Ça ne peut pas être LE cinéma et je ne comprends pas pourquoi on essaierait de nous le faire croire ! La 3D demande du matériel ad hoc et répond à des spécificités narratives : tous les films ne peuvent pas se passer au bord du vide.
Pendant la moitié de sa courte existence, le cinéma s’est considérablement rapproché de ses sujets.En 3D, on est avec deux caméras, dans un système très lourd, un peu comme ces caméras blimpées du début du parlant.
C’est une autre façon de faire. Je crois que l’ergonomie et l’intelligence des outils sont essentielles à une certaine forme de cinéma.

Quel regard portez-vous sur Mariage à trois de Jacques Doillon, dont vous signez la lumière, et qui, actuellement en salles, ne trouve pas son public ?…
Je trouve que cela n’a pas de sens de dire qu’un film ne trouve pas son public. Il suffit de travailler à ce qu’un film trouve son public ! C’est comme quand on dit " un film se fait ! " « Depuis quand les films se font-ils ? », m’écrivait Leos Carax. Les films ne se font pas. On les fait, on y travaille, on n’en dort pas la nuit…

(Propos recueillis par Anne-Laure Bell, Le Film français, 19 mai 2010, et reproduits avec son aimable autorisation et celle du Film français)

* 2 Perf : terme générique du système mécanique d’entrainement de la pellicule dans la caméra qui permet d’impressionner une image au format Scope (2,40:1) sur une hauteur correspondant à deux perforations au lieu des quatre que nécessitent habituellement les formats 1,37:1 ou 1,66:1 (le format 1,85:1 pouvant être impressionné sur 4 ou 3 perforations, suivant le mécanisme utilisé).