Fincher inaugure la captation virtuelle

par Benoît Guerville et Mireille Frenette

Pour son numéro 518 de mai 2007 paru peu de temps avant le Festival de Cannes, le mensuel Sonovision Broadcast a publié dans son supplément Digital Film un article signé Benoît Guerville et Mireille Frenette intitulé Fincher inaugure la captation virtuelle. Parlant de son expérience du tournage du film Zodiac de David Fincher avec la caméra Viper FilmStream de Thomson, dont le rendu, dit-il, est proche du Cibachrome, le directeur de la photographie Harris Savides s’étonne qu’« en numérique, une seule caméra devrait pouvoir aussi bien filmer en haute et en basse lumière », avant d’émettre l’idée « que les constructeurs devraient fabriquer des jeux de capteurs qui correspondraient à différents types de sensibilité de pellicule. »

Avec l’aimable autorisation de son éditeur délégué Eric Fontaine, nous reproduisons ci-dessous l’article de Sonovision Broadcast.

Depuis plusieurs années déjà, le réalisateur David Fincher cherchait à mettre au point un " workflow " de production numérique avec lequel il pourrait se débarrasser définitivement des cassettes. En effet, son expérience du retour vidéo sur les tournages 35 mm ou cinéma numérique semble lui avoir donné une aversion définitive pour ce type de support. Le long métrage Zodiac lui a enfin donné l’opportunité de concrétiser ses recherches dans le domaine. Après avoir tourné cinq publicités avec les caméras Viper FilmStream de Thomson couplée à des disques durs D.Mag de la société S.two, Fincher n’a pas hésité à engager son chef opérateur Harris Savides dans l’aventure du cinéma numérique sur support virtuel.

Car bien que cette approche semble dans un premier temps avoir passablement inquiété les studios, elle donne tout son sens au cinéma numérique. En effet, chaque disque dur contenant 33 minutes d’images non compressées de Zodiac était directement envoyé au montage pour être sauvegardé sans jamais passer par un quelconque procédé de traitement ni par un laboratoire.

C’est cette fluidité et cette immédiateté que recherchait Fincher. Bien sûr, la question de la fiabilité de ces disques a été au cœur des préoccupations de l’équipe caméra. Mais de l’aveu même des assistants, ces « magasins numériques se sont révélés non seulement aussi robustes et fiables que des magasins 35 mm mais, en plus, exempts de tous les problèmes liés habituellement à la manipulation d’un film négatif et du mécanisme d’entraînement d’une caméra. »

Workflow
Le tournage s’est fait avec deux caméras Viper 10 bits 4:4:4 en 1920/1080p. Les caméras étaient reliées avec par un cordon ombilical à un groupe de 20 disques durs D.Mag et une console de contrôle. Les caméras étaient équipées d’optiques Zeiss DigiPrime. Lorsque les magasins numériques étaient pleins, ils étaient envoyés au montage et dockées à un SAN. Là, les fichiers images en format RAW étaient sauvegardés sur deux séries de cassettes LTO (Linear-Tape-Open) qui étaient ensuite méticuleusement vérifiées.
Parallèlement, les images étaient converties en DVCPro HD et chargées sous forme de fichiers QuickTime dans une solution Final Cut Pro. Une fois la vérification de la sauvegarde des données terminée, les D.Mag étaient effacés et renvoyés sur le tournage. L’ensemble des intervenants clés du film pouvait visionner les rushes et les prémontages à travers le système PIX, un système de FTP élaboré permettant à des utilisateurs distants de voir via Internet des éléments du film selon leur niveau d’accréditation (www.pixsystem.com).

Pour des questions de gain de temps et de liberté artistique, Fincher voulait pouvoir relire les prises et effacer celles qui ne lui convenaient pas directement sur le tournage. L’équipe de S.two a donc modifié ses disques durs pour passer outre les protections anti-effacement qui sont habituellement implémentées sur leurs disques. Savides et Fincher ont ainsi fait le plus gros travail de sélection des rushes sur le tournage, pendant que l’équipe installait les plans suivants.
Pour gagner du temps, Fincher a également fait incorporer un système de clap numérique informatique qui créait directement un fichier d’informations en début et en fin de prise. De cette manière, l’équipe a pu gagner jusqu’à 30 minutes de tournage par jour !

Un DP abandonne sa cellule !
Fincher nous a habitués à des films aux ambiances et aux traitements graphiques extrêmement travaillés. Mais pour Zodiac, le réalisateur voulait un traitement radicalement différent. Le film raconte les évènements qui ont entouré une série de meurtres commis par un " serial killer " pendant les années 1970 dans la Baie de San Francisco. Jusqu’à aujourd’hui, ce cas demeure partiellement un mystère, puisque le tueur n’a jamais été identifié. Pour coller à la vérité historique de cette histoire et éviter absolument l’effet d’un Seven bis, Fincher et Savides ont cherché à mettre au point une cinématographie très neutre avec peu de mouvements de caméra et une image aux couleurs et aux contrastes proches de la photographie des années 1970 : un premier challenge pour Savides, qui décrit l’image de la Viper « comme proche du Cibachrome avec un rendu évoquant quelque chose de plastique ou de métallique. Les caractéristiques de la photographie des années 1970 sont très éloignées d’une image numérique. Nous avons donc effectué de nombreux tests pour pousser la caméra dans ses retranchements et trouver le rendu qui nous satisfasse. »
La capture d’images numérique au format RAW avec la Viper produit un rendu plat avec une dominante verte. Habituellement, pour contrer ce problème et avoir une meilleure idée de l’image finale, on applique une table de corrections colorimétriques (LUT) au moniteur de contrôle sur le plateau. Mais dans le cas de Zodiac, Fincher et Savides ont préféré une autre approche. « Nous avons simplement placé des filtres magenta pour contrer la dominante verte, explique Savides. En ce qui concerne mon travail de mise en lumière, je me suis très rapidement adapté à l’image brute et j’ai préféré travailler avec elle plutôt qu’avec une image préétalonnée. »

Mais le plus gros changement dans la méthode de travail du chef opérateur fut l’abandon de sa cellule. « Je me suis très vite rendu compte que travailler avec une cellule ne convenait pas au cinéma numérique. L’approche est différente et il est finalement plus efficace de travailler à l’instinct. Les moniteurs HD sont extrêmement performants et fiables, même s’ils ont tendance à surcompenser un peu en basse lumière. La caméra est annoncée à 300 ISO mais je trouve qu’il est pratiquement impossible de lui fixer une sensibilité.
Personnellement, j’aurais plutôt tendance à dire qu’elle correspond à un écart entre 500 et 800 ISO. Mais au final, avec de bons moniteurs, votre œil reste le meilleur outil de mesure. Je dirais que le plus gros problème reste encore les hautes lumières, qu’il faut absolument éviter. Heureusement pour nous, Zodiac est un film qui n’en nécessitait pas. Quand on tourne en pellicule, personne n’imaginerait trouver une émulsion qui puisse gérer toutes les conditions de lumière. Curieusement, en numérique, une seule caméra devrait pouvoir aussi bien filmer en haute et en basse lumière. Je pense que les constructeurs devraient fabriquer des jeux de capteurs qui correspondraient à différents types de sensibilité de pellicule. »

De la pérennité du numérique…
Si Savides semble avoir apprécié cette expérience numérique, on sent bien que, pour lui, la technologie n’a pas encore atteint sa pleine maturité. « Travailler avec ce type d’équipement vous fait vraiment sentir comme un cobaye de laboratoire », s’exclame-t- il. Un des aspects qui semble l’avoir dérangé, c’est la connexion de la caméra avec son pupitre de contrôle via le « cordon ombilical ». La présence du technicien à ce pupitre de contrôle était absolument indispensable pour faire fonctionner la caméra. Alors que le numérique est censé apporter plus de souplesse dans le travail, il est évident qu’il reste encore des progrès à réaliser en terme d’ergonomie dans le contrôle et la manipulation de ces caméras numériques.
Au final, Fincher semble très satisfait de la Viper et du " workflow " qu’il a mis au point autour de la caméra. Curieusement, une des questions qui semble avoir été souvent évoquée autour du film est la pérennité de son négatif numérique. Peut-on en effet penser que les formats numériques d’aujourd’hui resteront lisibles facilement pendant plusieurs décennies ? De même, le stockage numérique des données n’a pas encore été testé dans le temps de la manière dont l’a été le support film. Mais pour Fincher, ce raisonnement est tout à fait hypocrite. Tout d’abord parce que, selon lui, il est aujourd’hui souvent difficile de trouver des copies de bonne qualité de films datant seulement des années 1950.
Au contraire, un film numérique comme Zodiac bénéficie à la fois d’une sortie sur pellicule et de sauvegardes sous différents types de formats numériques. Mais pour Fincher, le débat va encore plus loin : « Si tant est qu’on puisse considérer que le 35 mm est effectivement une résolution de 4K », dit-il, « le simple fait de passer l’image originale à travers toute la chaîne de laboratoire pour créer un interpositif, un internégatif, et ainsi de suite jusqu’à sortir plusieurs centaines de copies d’exploitation, on se retrouve au final avec une résolution réelle en salle qui est sans aucun doute beaucoup plus proche du 1K. » Pour Fincher, rester attaché à la pellicule n’a aujourd’hui véritablement plus de sens.
(Benoît Guerville et Mireille Frenette, Sonovision Digital Film n° 518, mai 2007)