Floyd Crosby (1899 - 1985)

La Chambre des tortures (Pit and the Pendulum), le film de Roger Corman photographié par Floyd Crosby, est projeté samedi 21 mai à Cannes Classics dans une copie 35 mm tirée d’après le négatif original. Marc Salomon, membre consultant de l’AFC, retrace la carrière de ce gentleman opérateur, volontiers franc-tireur, familier des lumières naturelles.

La Chambre des tortures, tourné en 1961, est le second des huit films appartenant au cycle Edgar Allan Poe, produits et réalisés par Roger Corman entre 1960 et 1965. Six d’entre eux furent photographiés par Floyd Crosby qui, entre 1954 et 1963, tourna une petite trentaine de films de série B pour la société de production de Roger Corman. Mais la carrière de Floyd Crosby est aussi originale qu’éclectique puisqu’elle l’aura mené de Friedrich W. Murnau à Roger Corman, après un long détour par le documentaire.

De son vrai nom Floyd Delafield Crosby, il est né le 12 décembre 1899 à New York City. On le dit lointain descendant d’une célèbre famille de colons hollandais, les van Rensselaer, qui s’installèrent au début du XVIIe siècle sur les rives de l’Hudson.
Il poursuit ses études au collège Saint-Paul dans le New Hampshire puis intègre l’académie navale à Annapolis dans le Maryland en 1918, pour quelques mois seulement, jusqu’à l’armistice. Il travaillera un temps à Wall Street puis dans l’industrie du coton en Caroline du Sud.
Mais réalisant que sa voie est ailleurs, il entreprend, en 1925, une croisière autour du monde, prenant de nombreuses photos, ce qui l’amène à rencontrer William Beebe, explorateur océanographe. Floyd Crosby approfondit ses connaissances en photographie au New York Institute of Photography avant de rejoindre William Beebe en 1927 pour une expédition en Haïti, réalisant même à cette occasion des prises de vues sous-marines.

Malgré une lettre de recommandation, il ne parvient pas à intégrer la MGM mais rencontre Robert Flaherty qui l’emmène, en 1928, au Nouveau Mexique pour tourner Acoma, the City Sky, un documentaire resté inachevé.
Accaparé par un autre projet (il tourne en Grèce sur le Mont Athos), ce n’est que fin 1929-début 1930 que Crosby rejoint Bora Bora où Flaherty et Murnau ont commencé depuis le mois d’octobre le tournage de Tabou. Les divergences de fond entre les deux réalisateurs ainsi que des problèmes techniques dus à la caméra défectueuse (une Akeley) de Flaherty expliquent que Crosby se retrouve en charge des prises de vues pour les mois restants.

Il remportera ainsi l’Oscar de la photographie en 1931. Malgré cette consécration, et parce qu’il est alors catalogué comme grand opérateur d’extérieurs, il poursuit dans le documentaire, participant à de nombreuses expéditions (Matto Grosso, Honduras, Brésil-Guyane...). Pour le tournage chez les Bororos du Matto-Grosso, en 1931(Matto Grosso : The Great Brazilian Wilderness), Crosby utilisa un prototype d’enregistrement synchrone du son directement sur la caméra Mitchell (premier film documentaire en son direct).

Il participe aussi, en 1934, à la Croisière blanche de Charles Bedaux qui tenta sans succès la traversée du Nord-Ouest du Canada en Citroën.

En 1933, Crosby signe les images de Pueblo (un documentaire inachevé de Seymour Stern) puis il collabore avec Pare Lorentz (The River ; The Fight for Life), Joris Ivens (Power and the Land) et de nouveau Flaherty (The Land). On sait que John Ford et Gregg Toland visionnèrent les films de Pare Lorentz comme The River durant la préparation des Raisins de la colère. Le film de Lorentz, écologiste avant l’heure, suit le cours du Mississippi et de ses affluents pour dénoncer l’exploitation incontrôlée des hommes et les catastrophes générées. The Fight for Life est un documentaire-fiction sur une maternité de Chicago. The Land, de Flaherty, traite de la désertification du centre des États-Unis sous l’effet de l’agriculture intensive et Power and the Land, d’Ivens, de l’électrification des zones rurales, en s’attachant à décrire le quotidien d’une famille de fermiers dans l’Ohio qui passe de l’éclairage aux lampes à pétrole au tout électrique.

Après avoir servi dans l’US Air Force durant la guerre, où il tourna de nombreux films d’instruction sous la direction de Lorentz destinés à la formation des pilotes au combat, Floyd Crosby signe, en 1946, les images d’un film en Palestine (My Father’s House), une fiction qui traite de l’après holocauste à travers le destin d’un gamin de dix ans, survivant du ghetto de Cracovie et recherchant ses parents une fois débarqué clandestinement dans un kibboutz.
Crosby assure aussi quelques retakes pour Roseanna McCoy, d’Irving Reis, film par ailleurs photographié par Lee Garmes.

Engagé en 1951 par Robert Rossen, il co-signe avec James Wong Howe la photographie de La Corrida de la peur, mais c’est avec Fred Zinnemann (Le train sifflera trois fois) qu’il effectuera ses vrais débuts dans la fiction à part entière avec des stars de premier plan (Gary Cooper et Grace Kelly). Dans un noir et blanc âpre et contrasté, la photographie s’inspire du style brut et documentaire des photos de la guerre de Sécession de Matthew Brady : « Floyd a tenu bon et n’a jamais failli. Pas de filtres, pas de diffusion optique sur les gros plans des acteurs. Il n’a pas varié ses éclairages, pas de lumière directionnelle mais seulement une lumière plate et frontale », explique Zinnemann dans An Autobiography, tout en ajoutant : « Il y avait un rituel quasi religieux sur la façon dont les westerns devaient être faits. Il y avait toujours un joli ciel avec de beaux nuages en arrière-plan. Crosby opta plutôt pour des ciels blancs, sans nuages, surexposés. Dès le début, les producteurs se plaignirent de cette photographie pauvre mais Floyd persévéra dans cette direction. De façon subliminale, la photographie apporta ce que nous recherchions, elle donna au film un aspect plus réaliste. »

Si les propos de Zinnemann mériteraient d’être nuancés – la lumière n’est pas si « plate et frontale » – il reste une photo vigoureuse et sans afféterie, ponctuée par la beauté et la force de ces visages filmés sans artifice avec des carnations rendues palpables (un traitement que l’on retrouvera plus tard et en couleurs chez Sergio Leone).

Crosby ne collaborera de nouveau que ponctuellement avec Fred Zinnemann en assurant quelques prises de vues en seconde équipe sur Tant qu’il y aura des hommes, en 1953 (sans en être crédité) et sur Oklahoma, en 1954 (premier film tourné en Todd-AO 70 mm) puis ils commencèrent ensemble Le Vieil homme et la mer, en 1956, avant d’être remplacés par John Sturges et James Wong Howe.
Dans les années d’après-guerre, Floyd Crosby eut la surprise d’apprendre qu’il était soupçonné d’accointances communistes et donc quelque peu blacklisté, ce qui semble l’avoir privé de certains tournages.

Mais cet opérateur farouchement indépendant, rétif à tout carriérisme et allergique au studio-system, rebondit toujours là où on ne l’attend pas. D’un film fauché en relief de Lew Landers (J’ai vécu deux fois) à Man Crazy, d’Irving Lerner (qui avait lui aussi participé aux prises de vues de The Land de Flaherty, en 1942) ou The Naked Street, de Maxwell Shane, impeccablement photographié dans le registre du film noir.
Puis il entame à partir de 1953 une collaboration fructueuse avec Roger Corman, producteur, à commencer par un film d’épouvante digne de la série Z et tourné en six jours (Monster from the Ocean Floor) suivi des deux premières réalisations de Corman (La Femme Apache et Cinq fusils à l’ouest). On signalera encore en 1958, The Cry Baby Killer, une autre production de Corman, qui lança la carrière de Jack Nicholson.

Puis il enchaîne, dès 1960, avec le cycle légendaire des adaptations de nouvelles d’Edgar Alan Poe. Films à la fois baroques et parodiques où prédomine un traitement pour le moins peu conventionnel de la couleur. La Chute de la maison Usher, Le Corbeau et La Malédiction d’Arkham, comptent parmi les plus belles réussites (extérieurs crépusculaires baignés dans la brume, réverbères à la lueur jaunâtre, éclairs déchirant le ciel...) comme un lointain écho aux images de Jack Asher en Angleterre (productions Hammer) ou de Mario Bava en Italie à la même époque (le giallo). La Chambre des tortures (avec Vincent Price et Barbara Steele, qui venait de tourner Le Masque du démon avec Mario Bava) apparaît comme le moins baroque de la série. Les éclairages de Crosby restent de facture assez classique par la mise en volume des décors et les directions de lumière sur les visages, la couleur étant davantage apportée dans les costumes et les décors (généralement signés Daniel Haller) que sur les sources de lumière (à la différence de Bava). Dans son indispensable Dictionnaire des films, Jacques Lourcelles qualifie justement le cycle des huit films adaptés de Poe d’« assez superficiels mais souvent formellement brillants. »

« Floyd n’était certainement pas un communiste », déclarait Roger Corman, « mais dans les années cinquante, certains studios ne l’aimaient pas. Cependant, cela ne signifiait rien pour moi. Je l’ai utilisé simplement parce que c’était un bon opérateur. Je me souviens que Floyd m’en parlait et disait qu’il trouvait plutôt ironique que l’on puisse douter de son patriotisme, alors qu’il avait servi au sein du commandement de l’Armée de l’air en tant que capitaine pendant la seconde Guerre Mondiale, qu’il avait travaillé avec Pare Lorentz sur des documentaires de combat et obtenu plusieurs citations pour son courage. »

« Floyd était vraiment un gentleman et un excellent opérateur. Je l’ai employé pour mon premier film comme réalisateur, Cinq fusils à l’ouest, et il était sans doute le meilleur des opérateurs avec lesquels j’ai travaillé. Il était rapide, efficace et il m’a apporté ce genre de qualité que l’on associe généralement aux grands studios. Bien qu’il fut plus âgé que moi, nous sommes devenus de bons amis et j’avais beaucoup de respect pour lui et son travail. Ça n’est pas si difficile d’avoir un bon opérateur s’il dispose de plusieurs heures pour mettre en place chaque plan, pas plus que d’avoir un opérateur rapide. Il installe juste quelques éclairages et dit qu’il est prêt. Mais avoir la rapidité et la qualité n’est pas habituel. »

Durant cette période, Crosby travailla aussi en 1958 avec Robert Parrish (L’Aventurier du Rio Grande) qui le considérait comme un des meilleurs opérateurs américains : « Je disposais de deux excellents opérateurs. J’avais d’abord choisi Floyd Crosby, un vieux chef routier, qui ne photographie que ce qui lui plaît. Il refuse de travailler dans les films qui ne l’intéressent pas et aucune firme n’a jamais pu le prendre sous contrat. Il a toujours refusé. C’est un type formidable, l’un des plus grands directeurs de la photo américains. [...] Comme je devais tourner au Mexique, je devais prendre un autre opérateur pour obéir aux lois syndicales. Floyd connaissait très bien Alex Philips avec qui il avait déjà travaillé. » (Rencontre avec Robert Parrish par Bertrand Tavernier, en 1963)

On citera encore sa collaboration, en 1963, avec Jacques Tourneur sur une autre production de Corman (Comedy of Terrors), sans oublier qu’au début des années quarante, il avait signé les images, sous la direction de Norman Foster, de My Friend Bonito, épisode mexicain de It’s All True, d’Orson Welles.
Il met un terme à sa carrière au milieu des années 1960 après quelques médiocres films de divertissement destinés au jeune public (la plupart interprétés par Annette Funicello), ainsi qu’une célèbre comédie satirique tournée en Israël : Sallah Shabati, en 1964.

Floyd Crosby est décédé le 30 septembre 1985 et, pour parachever le tableau, précisons qu’il était le père de David Crosby (1941-2023), célèbre chanteur et guitariste rock-folk, membre fondateur des “Byrds” avant d’appartenir au groupe “Crosby, Stills, Nash & Young”. David Crosby évoque d’ailleurs quelques souvenirs d’un père souvent absent dans son autobiographie Long Time Gone parue en 1988.