Frédéric Bonnaud, nouveau directeur de la Cinémathèque française, esquisse ses projets

La Lettre AFC n°262

Dans un entretien accordé au quotidien Le Monde et publié le 20 janvier 2016, Frédéric Bonnaud, successeur de Serge Toubiana à la direction de la Cinémathèque française, fait état de l’ouvrage "très impressionnant" entrepris par ce dernier, parle de limites, un œil sur les restrictions budgétaires, et trace les contours de sa future ligne éditoriale. Extraits...

Comment passe-t-on de la ­direction des  Inrockuptibles à celle de la Cinémathèque française ?
C’était au début du mois de juillet 2015, j’étais à Bologne, pour la 29e édition du festival du film de patrimoine, Il Cinema Ritrovato. J’apprends que Serge Toubiana quitte la Cinémathèque. Je rêvais de cette maison… Mais je m’apprêtais à célébrer les 30 ans des Inrocks [l’hebdomadaire a été fondé en 1986]. Serge Toubiana m’a dit : « C’est maintenant ! Un train comme celui-là ne repassera pas avant des années. »
Le cinéma me manquait. Ce que je préfère au monde, c’est regarder des films, de 10 heures du matin à 22 heures le soir. Pour être honnête, j’avais davantage envie de transmettre cette passion que de couvrir l’élection présidentielle… J’ai donc changé de métier.

Qui vous a choisi  ?
La Cinémathèque est une association. C’est donc son président, Costa-Gavras, qui m’a nommé directeur. J’ai très envie de travailler avec lui. J’apprécie l’homme, j’aime ses films. Il faut savoir que c’est lui qui a obtenu de Jack Lang, quand il était ministre de la culture, le "plan nitrate" pour la sauvegarde des films, en 1991.

D’où vient votre goût pour le cinéma ?
De la télévision. J’ai eu des parents cinéphiles, qui m’emmenaient voir des films, en salles. Mais c’est à la télé que j’ai découvert Psychose, ainsi que les westerns de John Ford, en version française. ­Ensuite, j’ai construit ma cinéphilie dans les ciné-clubs parisiens, en marge de mes études de cinéma, à la fac.
Mon premier CDD, je l’ai signé à la Cinémathèque, au début des années 1990, du temps où elle se trouvait à Chaillot, avec trois bureaux dans lesquels personne ne voulait aller. J’étais le grouillot, je faisais visionner des films à des chercheurs. J’avais l’impression d’être un moinillon de province, et d’arriver à Rome. Puis c’est là qu’on m’a proposé, un jour, d’écrire pour Les Inrocks. Je suis alors devenu critique de cinéma.

A propos de la Cinémathèque, 30 ans après
« Je suis très impressionné… C’est devenu un véritable musée du cinéma. Pendant treize ans, Serge a accompli un travail formidable. Il a réussi l’installation à Bercy, pacifié les relations avec la tutelle. Il a transformé un canot en paquebot ! Trois salles de projection, un espace d’exposition, une équipe de 210 personnes, un budget de 28 millions d’euros [dont 19,6 viennent du Centre national du cinéma et de l’image animée, une dotation en légère baisse], une collection de 40 000 films, près de 400 000 visiteurs par an… Je ne connais rien de comparable.

La Cinémathèque possède aussi, dans un hangar tout proche, une collection de plus de 3  000 caméras, projecteurs, etc., que pilote Laurent Mannoni et que je viens de découvrir. On peut y voir la caméra Mitchell qui a été immortalisée dans le générique du Mépris, avec le chef opérateur Raoul Coutard.
La dernière personne qui a pu voir cette collection est George Lucas… Mon autre grand privilège, à la Cinémathèque, c’est de pouvoir visionner un film en cabine, comme au temps de Chaillot [où la Cinémathèque a longtemps été installée]. »

Le slogan de Frédéric Bonnaud
« Celui de Jean Vilar : élitaire pour tous. Quand on propose une ­quasi-intégrale d’un grand maître coréen, Im Kwon-taek, relativement méconnu en France, c’est bien de monter en parallèle une rétrospective Scorsese, qui remplit les salles. Il faut tenir ces deux fils-là.
Notre prochaine exposition, consacrée à Gus Van Sant [du 20 avril au 31 juillet], fera sans doute moins d’entrées que celle sur Tim Burton, dont les recettes nous avaient permis de restaurer plusieurs films… Nous devons nous permettre des choses que personne d’autre ne fera, d’une part ; et penser, de l’autre, à la formation des jeunes cinéphiles, qui peuvent moins compter sur la télévision ou les salles de répertoire que les générations précédentes. Ce n’est pas sur YouTube qu’ils découvriront La Règle du jeu. »

La politique des expositions
« Concernant l’absence de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud, le problème est d’abord scientifique : que montre-t-on  ? Si l’on décide de consacrer une exposition à Mizoguchi, suffit-il de montrer un kimono, un scénario et quelques photogrammes ?
Après, j’aimerais rompre avec ce réflexe très français de l’auteurisme. On fait trop de monographies. Je veux qu’il y ait plus d’expositions transversales. Laurent Manonni prépare, pour octobre, une grande rétrospective sur le matériel cinématographique, qui s’intitulera "La Machine-cinéma" : 120  ans d’histoire des projecteurs, des caméras, etc. On tâchera d’éblouir les enfants, avec cette forêt de lumières, et de plaire aux savants. »

(Propos recueillis par Clarisse Fabre et Aureliano Tonet, Le Monde, mercredi 20 janvier 2016 – Intertitres hors questions, rédaction AFC)