Ghost meets Girl

Entretien avec la directrice de la photographie Céline Bozon, AFC, à propos de son travail sur "Vif-argent", de Stéphane Batut

par Céline Bozon

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En lisant le scénario de Vif-argent (dont le titre provisoire était alors La nuit je mens), Céline Bozon, AFC, se souvient d’avoir apprécié notamment le mélange des genres entre chronique quotidienne de la vie parisienne, histoire romantique et film fantastique. (FR)

Juste erre dans Paris à la recherche de personnes qu’il est seul à voir. Il recueille leur dernier souvenir avant de les faire passer dans l’autre monde. Un jour, une jeune femme, Agathe, le reconnaît. Elle est vivante, lui est un fantôme. Comment pourront-ils s’aimer, saisir cette deuxième chance ?

« C’est assez rare de recevoir des projets qui vont aussi loin dans cette direction, et surtout de se dire qu’on va pouvoir aborder en image presque trois films en un et créer des passerelles entre les univers ». Pensant également à Orphée et à Jean Cocteau, qui reste un de ses modèles classiques au cinéma, la directrice de la photographie s’est lancée dans cette histoire de passeur entre le monde des morts et celui des vivants. Un film ancré dans une réalité des lieux du 19e arrondissement parisien entre le quartier des Buttes-Chaumont et celui de la rotonde de Stalingrad. « Le film s’est tourné en trente-huit jours, sur différentes saisons et avec plusieurs déplacements (une forêt tropicale africaine, une vallée des Alpes sous la neige et une plage méditerranéenne). Le tout pour un budget de 2,5 M€, pas toujours facile en relation avec les ambitions d’origine du scénario. »

Questionnée sur l’enjeu principal pour elle sur le film, Céline Bozon répond sans hésiter : « La couleur ! De tous les films que j’ai faits, c’est vraiment le premier sur lequel j’ai osé me lâcher sur les couleurs, jouant avec des tons beaucoup plus saturés et primaires qu’à mon habitude. La question de ce film sur les extérieurs nuit était "Comment ne pas juste subir l’éclairage urbain, comment en faire quelque chose ?"

« Je me disais qu’il fallait que les rues parisiennes deviennent de plus en plus étranges au fur et à mesure du film, de plus en plus inconnues. Il fallait donc s’appuyer sur des choses qui existaient dans la ville. Finalement, les deux sources d’inspiration principales ont été le rouge de la lumière du canal de la Villette et le bleu du pont Corentin Cariou.

« Pour la séquence du taxi (dans la dernière partie du film) tournée en studio sur une journée, on a choisi un procédé de transparence en direct. La séquence avait été story-boardée et j’ai décidé de demander deux rétroprojections car nous étions trois-quart face par rapport aux acteurs ; donc cela nécessitait deux écrans à 90 degrés. Pas grand monde ne croyait à ce système ! »

« Nous avons donc tourné les pelures à deux caméras. Je savais que je ferais en studio une lumière très artificielle et je craignais que les pelures de nuit paraissent terriblement fades et réalistes. J’ai donc décidé d’éclairer les pelures (voir les photos dans le portfolio) avec deux Kino Flo Select, un rouge à l’arrière, un bleu en latéral, deux PARs à l’avant et un bleu en latéral dans l’autre axe. Je crois que c’est grâce à ça que la transparence fonctionne, car la lumière de studio et les pelures deviennent organiques.
Et puis il y a une mobilité de caméra impossible ailleurs qu’en studio. »

Le jeu sur les lumières colorées a également été l’occasion d’utiliser les Arri Sky Panels. « Sans ces projecteurs et la possibilité qu’ils offrent de régler à distance presque n’importe quelle couleur, je crois que je ne me serais jamais lancée dans ce genre d’images. Travailler à l’ancienne, avec les gélatines en extérieur nuit, peut vite devenir chronophage. Or aujourd’hui, en DMX, on peut contrôler la couleur et les niveaux de ces sources à distance via un simple iPad. En plus, j’ai découvert qu’on pouvait également utiliser ces Sky Panels très loin en nuit, non pas pour donner un keylight sur les fonds mais plutôt pour donner un "fill" dans les basses lumières à la face ou ailleurs, ce qui est extrêmement pratique et créatif, surtout quand on sait qu’on peut, en un instant, changer la couleur des ombres. Eric Gies, mon chef électricien pour la séquence du canal, était à côté de moi sur un bateau donc dans l’axe de la caméra, et on se disait "Vas-y, essaye un peu plus rouge, un peu plus cyan, cette source est trop forte, descends-la de 20 %..." C’est merveilleux comme outil et comme avancée technologique. Ce que j’essaye de décrire n’est pas juste un sentiment de puissance (même si ça en fait partie !) , mais une précision et une subtilité du geste dans les décisions sur les rapports de niveaux et de couleurs qui permettent beaucoup d’improvisation dans des plans lumière très compliqués, et donc un rapport au plan et à la mise en scène plus subtile. »

Sur le workflow et le traitement des images, la directrice de la photo a cherché, dès les premiers essais lumière, avec son étalonneuse Raphaëlle Dufosset, à teindre les hautes lumières et les basses lumières différemment au fur et à mesure du film. « J’avais établi trois moments du film : le prologue (hautes magenta, basses bleu), le cœur du film (hautes rouge, basses bleu) et la fin quand le personnage passe vraiment de l’autre côté et que les autres lui deviennent invisibles (hautes bleu et basses bleu). A chaque moment sa LUT. Je tiens également à préciser que Raphaëlle a magnifiquement étalonné les rushes, ce qui a permis de très belles projections de montage. »

Autre séquence tour de force du film, une scène d’amour entre Agathe et Juste (devenu invisible), qui a donné lieu à un tournage en Motion Control. « Quand on découvre une telle séquence dans un scénario de film d’auteur comme Vif-argent, on se dit forcément que ça va se terminer en multipass et en plan fixe à cause du budget. Mais là, la séquence me semblait capitale, et le fait de cadrer en mouvement donnerait beaucoup plus de sensualité à l’écran. C’est une séquence dont on a beaucoup parlé avec Stéphane depuis le début. On s’est donc mis à la recherche d’une solution abordable de caméra sur travelling assisté par ordinateur. J’avais entendu parlé, pendant la préparation de Madame Hyde, d’un système Modula de Motion Control Europe (merci à Alex de Heus !). Ce modèle est démontable et on a pu l’installer au sixième étage de cet immeuble donnant sur la Villette qui abritait le décor de l’appartement. En plus, on a utilisé un bras GF jib fixé sur rail motorisé, notamment sur le plan au-dessus d’elle. »

« La seule chose compliquée, c’est d’arriver à tenir la barre en tant que chef opérateur quand la pression d’un tel dispositif technique commence à peser sur la mise en scène et sur la production. Rassurer tout le monde, continuer à y croire soi-même, et montrer à la mise en scène que tout est encore possible ! Les plans assemblés en compositing dans le film monté sont composés d’une passe de référence avec les deux comédiens, d’une passe avec elle en noir et des draps noirs sur le comédien, et enfin d’une passe sur elle seule sans lui. Le dosage de la transparence de son corps à lui est ensuite réalisé en postproduction, et je dois avouer que c’est encore quelque chose sur lequel on travaille aux effets spéciaux dans ces quelques semaines qui précèdent la présentation cannoise. »

Dernier défi à l’image, le plan final du film, tourné à l’aide d’un drone au-dessus du parc des Buttes-Chaumont. « Pour ce plan, qui n’est pas juste un survol classique de passage de drone, on a aussi pas mal préparé avec l’équipe de prises de vues aériennes : Marc Didier et son cadreur Jeff Ropars. Profitant des suggestions qu’ils avaient pu nous faire en repérages, nous avons mis au point ensemble, avec Stéphane, la chorégraphie du plan avec ce mouvement un peu compliqué au-dessus des deux comédiens dont l’un finit ensuite seul dans le parc au coucher du soleil. Ce plan a été tourné en une session à la tombée de la nuit, après avoir littéralement fait évacuer le parc pour avoir l’autorisation de vol pour le drone. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Vif-argent
Décors : Laurent Baude
Costumes : Dorothée Guiraud
Prise de son : Dimitri Haulet
Montage : Francois Quiqueré