Guillaume Schiffman, de l’ordre du mérite

Par Ariane Damain-Vergallo pour Leitz Cine Weltzar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°296

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En 2017, le ministère de la Culture avait proposé au chef opérateur Guillaume Schiffman de le distinguer comme chevalier de l’ordre national du Mérite. Cette offre de récompense - au nom si évocateur - lui avait beaucoup plu mais il n’avait finalement pas rempli les papiers et n’était jamais allé la chercher.

Pourtant, encore aujourd’hui, Guillaume Schiffman perçoit du mérite au simple fait d’exister tant l’histoire de sa naissance relève d’une suite de hasards hautement improbables. D’ailleurs le cinéaste Claude Lelouch - un grand théoricien des coïncidences - avait jubilé au récit qu’il lui en avait fait et imaginé, un jour peut-être, qu’on puisse raconter cela dans un film.
Cent ans auparavant, en 1917, ses grands-parents ukrainiens avaient fui la révolution d’Octobre. Ils étaient ensuite passés par l’Allemagne tandis qu’Hitler accédait peu à peu au pouvoir. Afin d’échapper aux pogroms, ils avaient fui encore plus à l’ouest, vers les États-Unis, abandonnant jusqu’à leur nom et adoptant celui de Schiffman - l’homme du bateau - en allemand.

À New York, dans le Bronx, son grand-père est tailleur et a pour clientèle les gangsters juifs de Brooklyn. Il a un fils, Philip Schiffman, qui veut devenir peintre mais est obligé de rejoindre dès 1941 l’US Air Force pour combattre aux Philippines. À la fin de la guerre, sur le chemin du retour, son avion explose en vol.
Seul survivant, un début de gangrène menace une jambe et il supplie alors le chirurgien de tout tenter pour la conserver. C’est un succès au point que le chirurgien devient une célébrité dans ce domaine et que Philip Schiffman peut partir sur ses deux jambes à Chicago commencer des études d’art.

Ses grands-parents du côté maternel, d’origine polonaise, sont maroquiniers à Paris quand survient la seconde guerre mondiale. Ils ont sept enfants et décident de fuir en zone libre pour mettre leur famille à l’abri. Le patriarche part en éclaireur dans le sud de la France avec ses trois aînés laissant à Paris sa femme et leurs quatre enfants en bas âge. Celle-ci obtient in extremis que la petite Suzanne fasse aussi partie du voyage. Elle aura ainsi la vie sauve mais au prix de ne revoir ni sa mère, ni ses trois frères et sœurs restés à Paris et qui seront tous tués, victimes de la Shoah.
Personne ne saura ce qui leur est vraiment advenu et elle n’en parlera plus jamais.

En 1946, Suzanne a 18 ans et se trouve par hasard à Rimini en Italie où l’aviateur Philip Schiffman a lui aussi été envoyé par l’US Air Force. Ils tombent amoureux puis se perdent de vue. Deux ans plus tard, ils se retrouvent par hasard à Chicago, Suzanne est alors étudiante en sociologie et Philip Schiffman futur peintre.
La guerre est presque un souvenir et éclate, ces années-là, l’envie de l’oublier.
Ils retombent derechef amoureux et partent sans délai se marier au Mexique.
C’est sans doute à ce moment-là que le film pourrait se terminer et - comme dans un opus de Claude Lelouch - la musique commencer adagietto au moment du baiser des mariés et filer crescendo tandis que la caméra s’élèverait dans les cieux et que le mot Fin surgirait de l’écran.

Car la suite de l’histoire est connue, des cinéphiles en tout cas, puisque Suzanne Schiffman allait devenir la collaboratrice de tous les réalisateurs de la nouvelle vague, de Éric Rohmer à Jacques Rivette en passant par Jean-Luc Godard et surtout François Truffaut dont elle fera tous les films de 1960 à sa mort en 1984 comme scripte, puis assistante à la mise en scène et enfin scénariste.

Guillaume Schiffman - Photo Ariane Damain-Vergallo - Leica M, Summicron-C 100 mm
Guillaume Schiffman
Photo Ariane Damain-Vergallo - Leica M, Summicron-C 100 mm

Enfant, Guillaume Schiffman était délicieusement libre puisque ni son père, tout à son œuvre de peintre ni sa mère qui appartenait au cinéma ne s’occupaient vraiment de lui. C’était un cancre heureux et vagabond qui redouble, change de lycée quatre fois de suite et enfin rate consciencieusement son bac sans n’avoir de comptes finalement à rendre à personne.
Il passe toutes ses vacances scolaires sur les plateaux de cinéma et tous ses jours de congé à l’atelier d’artiste de son père américain sur fond de musique de jazz.
Avec ses parents et son frère il habite à Paris juste à côté du Studio Action, un cinéma où il verra une quantité phénoménale de vieux films américains.
Une vocation naîtrait pour moins que ça aussi quand Guillaume Schiffman décide de rentrer directement dans le cinéma comme machiniste au lieu de s’obstiner à repasser le bac, ce n’est une surprise pour personne.
Un jeune chef opérateur, Dominique Chapuis, le remarque ensuite, le prend sous son aile et l’adoube second assistant à la caméra.
Près de dix ans auparavant, cette envie d’être chef opérateur était née très prosaïquement quand, adolescent, Guillaume Schiffman était passé sur le tournage de L’Argent de poche de François Truffaut et avait observé, fasciné, le chef opérateur Pierre-William Glenn en chemise à carreaux et veste en peau de mouton - nous sommes dans les années 1970 - sur sa Harley Davidson entouré de jolies filles.

En étant assistant caméra, il découvre que la technique ne l’intéresse absolument pas. Il juge même avoir été un second assistant "catastrophique" (pendant six ans quand même !) que son charme et son énergie sauvaient et permettaient de le conserver à son poste.
Une nécessité économique car à 23 ans il est déjà père d’une petite fille.

Comme Obélix, Guillaume Schiffman est tombé dans le chaudron de potion magique du cinéma quand il était petit et rien ne l’arrêtera plus désormais.
Sur un film de Jacques Rouffio il se permet du haut de son poste de second assistant caméra de "suggérer" au réalisateur de placer un travelling. Jacques Rouffio, au lieu de l’envoyer balader, le prend au mot et le pousse à faire son propre court métrage comme réalisateur. Mis au défi, il s’exécute puis admet que la réalisation, malgré l’atavisme maternel, n’est pas pour lui.
Quand il devient premier assistant à la caméra sur deux longs métrages, il constate là encore que les lourdes responsabilités de pointeur l’angoissent terriblement.

Pour gagner sa vie il fait de la pub - un milieu où parler anglais est très apprécié - et se propose même comme régisseur pour faire des repérages au Bostwana afin de trouver des lieux où il y a des buffles. Au retour, sa présentation est si convaincante que le réalisateur de la pub - Claude Miller - lui en confie la seconde caméra. Ce seront ses premières images de chef opérateur.
Il hésite ensuite à accepter la proposition d’éclairer un court métrage en noir et blanc tant surgit alors, tenace, l’inquiétude de ne pas être à la hauteur et préfère s’en remettre à l’avis du grand chef opérateur de François Truffaut, Nestor Almendros. L’oracle est formel : « Ton père est peintre, ta mère est intelligente et tu as de beaux yeux, accepte ! » C’est muni de ce sésame qu’il se lance et qu’il a ensuite rapidement la possibilité d’éclairer une fiction pour la télévision.

Des réalisateurs aussi différents que Claude Miller, Albert Dupontel, Joann Sfar ou Emmanuelle Bercot entre autres font ensuite appel à lui. Ils apprécient son incroyable plasticité et sa lumière qui s’adapte souplement à tous les styles.
« Je pense que les réalisateurs ont une vision et j’aime bien me greffer sur leur imaginaire. » Mais Guillaume Schiffman cultive aussi le paradoxe quand il avoue être à la fois audacieux - « Je fonce, je n’ai jamais de doute » - et plein d’appréhension avant un film - « Je n’arrive jamais tranquille, j’ai toujours le sentiment que je vais me retrouver tout nu devant les profs, sans mes cahiers ».

En 2001, il rencontre le réalisateur Michel Hazanavicius, lui aussi fan absolu du cinéma américain, et leur duo fait merveille sur des films adorés du public, des films cultes comme les deux OSS 117 et le surprenant film The Artist en noir et blanc qui fera le tour du monde et remportera toutes les récompenses imaginables.
Pourtant, malgré sa nomination aux Oscars et son César, Guillaume Schiffman reconnaît - avec la modestie de l’ancien cancre - que The Artist n’a pas été le film le plus compliqué à faire de toute sa carrière et qu’il s’est "contenté" d’engager un vieux chef électricien et de prendre de vieux projecteurs.
Faire la lumière de films comme Gueule d’ange, de Vanessa Filho, avec Marion Cottillard ou Le meilleur reste à venir, de Mathieu Delaporte et Alexandre de la Patellière, avec Fabrice Luchini et Patrick Bruel, qu’il vient de terminer lui semble moins facile même si, comme d’habitude, il a utilisé des objectifs Summilux-C.

Car Guillaume Schiffman est tombé amoureux de ces objectifs. Il en aime « les flares, la douceur du rendu de la peau et la brillance » et peut même citer les (rares) films où il a été obligé de leur être infidèle. « Je ne me pose pratiquement plus la question du choix des optiques. Les Summilux-C me donnent envie de faire des images et me permettent de faire celles que j’aime. »

Peut-être Guillaume Schiffman finira-t-il par accepter de recevoir l’ordre du Mérite. Il lui faudrait aller le chercher ne serait-ce que pour donner raison à Nestor Almendros et Dominique Chapuis de l’avoir tellement encouragé à ses débuts.