Impalpable image numérique

par Michel Alberganti

La Lettre AFC n°136

A priori, le passage au numérique n’affecte pas l’acte photographique. Dans la pratique, force est de constater que cette technologie change tout, ou presque. Pour preuve : certains amateurs abandonnent rapidement leur nouvel appareil, au motif que l’image électronique " n’existe pas ". Plus philosophique que technologique, ce revirement des déçus du pixel accuse la photo numérique d’en rester au stade du projet, de l’intention, quand l’argentique induisait un acte définitif.
En effet, la pression sur le déclencheur d’un appareil électronique n’engage à rien. Le geste est pratiquement sans conséquence puisqu’il peut être, aussitôt ou après mûre réflexion, annulé. Cela confère à l’acte photographique un caractère de gratuité, dans tous les sens du terme, que l’argentique interdit : la lumière impressionne irrémédiablement la pellicule sensible. Lorsqu’elle touche les composants électroniques du capteur CCD, elle n’engendre qu’une série de valeurs numériques binaires qui peuvent s’effacer d’une pression, non plus sur le déclencheur, mais sur le petit bouton à l’icône " poubelle ". Même geste pour capter et pour supprimer.

Cette caractéristique induit le sentiment d’une réversibilité de l’acte photographique ou, pour le moins, de sa reproductibilité. D’où une remise en cause profonde de la notion, fondamentale, qu’est " l’instantané ", cet instant que le photographe pressent car il doit l’anticiper pour ne pas le laisser passer. Le numérique donne l’illusion d’un droit à l’erreur. L’instantané est de surcroît perturbé par le délai qui demeure sur les appareils numériques entre le moment du déclenchement et celui de la prise de vue.
Les bouleversements du numérique ne se limitent pas à la prise de vues. Après avoir fait le plein des mémoires, voire de l’ordinateur sur lequel les images sont transférées, il reste à les exploiter. De fait, le tirage ne semble plus aussi nécessaire. Avec l’argentique, il est indispensable, car c’est sur le papier que le photographe découvre le résultat de ses prises de vues. Avec le numérique, la révélation a lieu bien plus tôt : dans le viseur ou sur l’écran de l’appareil photo, sur celui d’un ordinateur ou sur un téléviseur. L’image est vue et revue à loisir sans recours au papier. Le tirage sur imprimante ou dans un magasin n’a plus d’autre fonction que d’alimenter un album ou d’intégrer un cadre.

Après une période d’adaptation, l’abondance sera maîtrisable grâce à l’informatique, rompue à la création de bases de données. Le commerce de la photo prendra en charge la matérialisation des images choisies et non plus, comme aujourd’hui, de l’intégralité des prises de vue. D’où, probablement, un manque à gagner important. La multiplication des écrans plats domestiques rendra accessible et visible un beaucoup plus grand nombre d’images que les simples cadres hérités du statisme de la peinture.
D’un clic, on passera d’un diaporama sur les vacances du mois d’août à une sélection de photos des meilleurs photographes. Les images circuleront par téléphone, par courrier électronique ou grâce aux sites personnels sur Internet. Elles seront stockées sur des disques durs d’ordinateur, des CD ou des DVD. Personnalisées grâce aux logiciels de retouche, les images numériques seront maîtrisées jusqu’à l’éventuelle impression ou jusqu’au tirage. Et, une fois passée l’angoisse existentielle initiale, rien n’empêchera, si besoin est, de les entasser, à nouveau, dans des boîtes à chaussures. Un soulagement pour ceux qui craignent d’être privés de contact physique avec leur mémoire photographique.
(Michel Alberganti, Le Monde, 9 septembre 2004)