"Inventons un contre-modèle"

"Une impossible réforme de l’intermittence ?", par Antonella Corsani

La Lettre AFC n°244

Le Monde, 19 juin 2014
En 2004, à l’initiative de la Coordination des intermittents et précaires et grâce aux financements accordés par quelques conseils régionaux de "gauche", une équipe de chercheurs a conduit une enquête quantitative mesurant l’impact économique et social de la réforme de 2003 des annexes 8 et 10 du régime général d’assurance-chômage. Les résultats de cette enquête ont révélé les profonds paradoxes de cette réforme.

Alors qu’elle avait reçu l’agrément du gouvernement de droite de l’époque, elle ne permettait aucunement la réduction espérée du déficit de l’Unedic qui la justifiait pourtant publiquement. Elle allait même au contraire engendrer un surcoût financier pour l’Unedic de l’ordre de 30 % car, en même temps qu’elle précarisait et appauvrissait bon nombre d’intermittents du spectacle, les mieux rémunérés d’entre eux bénéficiaient désormais d’allocations chômage bien plus généreuses. Un tel effet pervers révélait-il l’ignorance des signataires des accords ou bien une erreur de simulation de la part des réformateurs ?
Une autre hypothèse est apparue bien vite plus pertinente : l’intermittence dans le secteur du spectacle constitue, pour les idéologues du Medef, l’un des laboratoires d’expérimentation grandeur nature des politiques néolibérales qui visent à ordonner la société selon l’ethos managérial, à conformer les relations interpersonnelles au modèle de la concurrence entre entreprises. Dans ce cadre, il s’agit de faire de tout un chacun un "entrepreneur de soi-même" assumant seul tous les risques économiques et sociaux de son activité, un individu en lutte contre tous les autres pour obtenir un emploi, investissant à des rythmes frénétiques l’intégralité du temps de sa vie quotidienne, le jour et la nuit, dans la "production de soi" afin de gagner la guerre pour un revenu (direct et indirect) "mérité".

Construire, à petite échelle d’abord, cet individu ajusté au capitalisme d’aujourd’hui et surtout de demain : telle semblait bien être la fonction latente, derrière l’objectif public de réduction des déficits, de la réforme de 2003.
Alors que la nouvelle réforme de l’Unedic du 22 mars 2014 conserve intégralement cet esprit de la réforme antérieure, la configuration politique a pourtant apparemment changé : le gouvernement appelé à donner son agrément à cette nouvelle réforme n’est, en théorie, plus un gouvernement de droite ; il affiche les mêmes valeurs que ces conseils régionaux qui soutenaient la lutte des intermittents, lors de la réforme de 2003. On voudrait donc espérer qu’il ne soit pas d’emblée assujetti à la vision du monde néolibérale, qu’il sache déconstruire l’alternative infernale présentée aux intermittents comme à tant d’autres et dont le refrain résonne depuis plus de quinze ans : « Soit moins de droits sociaux, soit pas de droits sociaux du tout. »

Car la question, aujourd’hui, n’est pas de savoir si ce gouvernement va défendre la culture et son exception supposée et comment il entend le faire. Quelle conception de la culture veut-il défendre ? Tel est, en réalité, le problème posé. Pris isolément, le concept de culture, disait à ce sujet le psychanalyste et philosophe Félix Guattari, est réactionnaire : il autorise le plus souvent à séparer les activités symboliques des réalités sociales, politiques, économiques, qui les rendent possibles.
S’interroger sur la politique culturelle engage toujours plus qu’une politique de la culture : une vision de la société. Or, dans le cas français, l’intérêt légitime pour les oeuvres, pour la création et sa qualité, est aujourd’hui inséparable d’une politique de l’assurance-chômage pour tous : chômeurs, intérimaires, saisonniers et précaires en CDD ou en CDI.

Forte de ce point de vue global, ni enchanté, ni technicien, la Coordination des intermittents et précaires a proposé dès 2003 une alternative viable à la réforme qu’elle a appelée "Nouveau Modèle". C’est un modèle au sens d’un ensemble cohérent de règles pour l’activité et l’assurance-chômage des intermittents, avec ses critères d’éligibilité, ses montants d’allocations, ses modes de régulation.
Quatre principes fondamentaux le structurent : annualisation des droits sociaux (date anniversaire fixe pour le réexamen de situation et nouvelle ouverture des droits) ; maintien des 507 heures de travail sous contrat en douze mois comme condition d’ouverture des droits ; plafonnement du montant des salaires et des allocations chômage ; établissement d’un plancher du revenu journalier à hauteur du SMIC.

Il faut ajouter ici un élément fondamental. Non seulement ces principes sont complémentaires, mais ils sont indissociables. Ils permettent, à cause de leur articulation, une conception véritablement mutualiste de l’assurance-chômage pour les intermittents du spectacle. Au-delà de ces derniers, ce nouveau modèle est une base ouverte de réflexion pour tous les autres précaires de l’emploi. Il présente une alternative à leur paupérisation. On ne saurait par conséquent entretenir une ou deux règles sans mettre en cause sa philosophie d’ensemble et sa fécondité.
A la conception réactionnaire de la culture, les intermittents en lutte ont donc opposé une critique sociale du néolibéralisme. Ils ont déplacé le terrain du conflit actuel : de la culture comme secteur d’activité que l’on voudrait séparer – la culture comme exception – vers une autre "culture", néolibérale, qui imprègne les esprits et les réformes. Ils ont tracé un chemin possible pour en sortir, un chemin à parcourir aujourd’hui avec les artistes, les postiers, les cheminots, les universitaires et toutes les autres catégories sociales.

Si la "culture" néolibérale fait du risque l’affaire de tous et la responsabilité de chacun, la "culture" défendue par les intermittents du spectacle en lutte fait du mutualisme le coeur d’un nouveau rapport des individus à eux-mêmes et aux autres. Quelle "culture" voudra et saura défendre la gauche au pouvoir ? Osera-t-elle s’attaquer au sacro-saint "dialogue social" en invalidant les accords du 22 mars ? Ouvrira-t-elle ainsi les perspectives d’un nouveau projet de société ou bien prendra-t-elle le risque du blocage de la société du spectacle estival ?

Antonella Cporsani est auteure d’Un salariat au-delà du salariat (en collaboration avec M.-C. Bureau), PUN, 2012 ; Intermittents et précaires (en collaboration avec M. Lazzarato), Editions Amsterdam, 2008, et Vers un capitalisme cognitif : mutations du travail et territoires (en collaboration avec Ch. Azaïs et P. Dieuaide), L’Harmattan, 2001.
(Le Monde, jeudi 19 juin 2014)