Jack Cardiff, BSC

par Marc Salomon, membre consultant de l’AFC

La Lettre AFC n°187

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Décédé dans sa 95e année, Jack Cardiff était devenu, de son vivant, un opérateur légendaire dont le simple nom évoque immanquablement chez le cinéphile quelques œuvres majeures en Technicolor.
Parmi les films mythiques photographiés par Cardiff, outre trois avec Michael Powell, on citera Les Amants du Capricorne d’Hitchcock (avec Ingrid Bergman), Pandora de Lewin (avec Ava Gardner et James Mason), The African Queen de Huston (avec Katharine Hepburn et Humphrey Bogart), La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz (avec Ava Gardner et Humphrey Bogart), Le Prince et la danseuse de Laurence Olivier (avec Marylin Monroe), sans oublier le Guerre et paix de King Vidor (en VistaVision) et Les Vikings de Richard Fleischer (en Technirama).

Né le 18 septembre 1914 à Great Yarmouth dans le Norfolk de parents comédiens de music-hall, le jeune Cardiff est ballotté d’école en école au gré des tournées, il arpente aussi les coulisses des plateaux de théâtre et de cinéma jusqu’à figurer dans des rôles de jeune enfant dès 1918.
Il débuta derrière la caméra en 1929 comme stagiaire sur le tournage de The Informer d’Arthur Robison où son travail consistait surtout à apporter de l’eau de Vichy toute la journée au réalisateur ! Il ne s’intéressait pas particulièrement à la photographie mais avait remarqué que les assistants caméra voyageaient beaucoup à l’étranger, ce qui le motiva pour ce métier.
Il poursuit donc son apprentissage au côté du Français René Guissart (The American Prisoner et The Hate Ship), puis on le retrouve cadreur au sein des productions Korda chez Denham à partir du milieu des années 1930. C’est à ce poste qu’il collabore avec de grands directeurs de la photo comme Harold Rosson (Fantôme à vendre de René Clair), Georges Périnal (La Vie future de W. C. Menzies), Harry Stradling (Chevalier sans armure de Jacques Feyder) et Ray Rennahan venu des Etats-Unis pour photographier le premier Technicolor anglais : Wings of the Morning (La Baie du destin) d’Harold Schuster.
Cardiff racontait ainsi le casting organisé par les représentants de la firme Technicolor : « Quand j’arrivai, quelques cadreurs avaient déjà été interrogés, on leur avait posé des questions incroyablement difficiles sur l’optique, les techniques de laboratoire et autres terrifiantes équations. Quand ce fut mon tour, je leur répondis : " Vous perdez votre temps avec moi car je suis un cancre en mathématiques et nul dans toutes ces choses. " Il y eut un silence et l’un d’eux me demanda alors : " Comment espérez-vous faire carrière comme opérateur ? " Je répondis que j’aimais la peinture, que je l’étudiais et que j’aimais la lumière. On me demanda quel côté du visage éclairait Rembrandt et je répondis : " Celui-là, le droit, et l’autre côté sur les eaux-fortes. " Je leur ai aussi parlé de Pieter de Hooch et de la camera obscura... Le lendemain matin, j’apprenais que j’avais été choisi. »

Après le tournage de ce premier Technicolor anglais, Cardiff poursuit sa carrière de cadreur en retrouvant Périnal (Les Quatre plumes blanches de Z. Korda et Colonel Blimp de Michael Powell), mais il tourne aussi, assisté de Christopher Challis, de nombreux courts métrages documentaires en couleurs à travers le monde (les " World Window Travelogues " produits par le comte von Keller) ainsi qu’un documentaire de propagande sur la marine marchande produit par le Ministère de l’information : Western Approaches.
Mais c’est en photographiant quelques inserts pour Colonel Blimp en 1943 que son travail est remarqué par Michael Powell qui lui confie trois ans plus tard la photo d’Une question de vie ou de mort, avec pour parti-pris original de traiter le Paradis en noir et blanc et les scènes terrestres en couleurs. Au passage, Powell règle son compte à Natalie Kalmus, et sa marotte de fleurir tous les décors, en faisant dire à un personnage planté devant un improbable buisson en fleurs : « On a bien besoin du Technicolor ici-bas ! »

L'équipe de choc d'"Une question de vie ou de mort" de Michael Powell - Autour de la caméra Technicolor, assis au centre, Michael Powell et derrière lui, Jack Cardiff ; à droite, derrière la caméra, Geoffrey Unsworth, cadreur, et devant lui Christopher Challis, technicien Technicolor
L’équipe de choc d’"Une question de vie ou de mort" de Michael Powell
Autour de la caméra Technicolor, assis au centre, Michael Powell et derrière lui, Jack Cardiff ; à droite, derrière la caméra, Geoffrey Unsworth, cadreur, et devant lui Christopher Challis, technicien Technicolor
Jack Cardiff et Geoffrey Unsworth - sur le tournage d'<i>Une question de vie ou de mort</i> de Michael Powell
Jack Cardiff et Geoffrey Unsworth
sur le tournage d’Une question de vie ou de mort de Michael Powell

La collaboration entre Powell et Cardiff se poursuivra avec Le Narcisse noir en 1947 et Les Chaussons rouges en 1948.
Dans le premier, presqu’entièrement tourné à Pinewood, les superbes décors d’Alfred Junge d’un palais perché sur les hauteurs himalayennes sont encore rehaussés par le travail de matte-painting de W. Percy Day. La photographie de Cardiff évolue de la clarté et la blancheur vers des ambiances de plus en plus en clair-obscur, la lumière sculpte l’espace d’où jaillissent progressivement des couleurs de plus en plus vives et des crépuscules inquiétants. Il remporte l’Oscar en 1947, la même année que son compatriote Guy Green pour le noir et blanc des Grandes espérances.
Quant aux Chaussons rouges (pour beaucoup son meilleur film), la photographie s’y affirme plus chaude et chatoyante, avec un des plus beaux ballets jamais filmé au cinéma (avec celui d’Un Américain à Paris de Minnelli photographié par John Alton trois ans plus tard). Si Les Chaussons rouges n’obtint pas d’Oscar, c’est que l’Academy décida de ne pas nommer Cardiff une seconde année consécutive afin de ne pas faire d’ombre aux opérateurs américains !

Jack Cardiff et Michael Powell - au côté d'une poursuite à arc de 300 ampères mise au point pour le ballet des <i>Chaussons rouges</i>
Jack Cardiff et Michael Powell
au côté d’une poursuite à arc de 300 ampères mise au point pour le ballet des Chaussons rouges
Jack Cardiff dans ses dernières années - Publicité "à la manière des <i>Chaussons rouges</i>" (tiré de <i>Out Standing Stills</i>, éditions BSC, photo Richard Blanshard)
Jack Cardiff dans ses dernières années
Publicité "à la manière des Chaussons rouges" (tiré de Out Standing Stills, éditions BSC, photo Richard Blanshard)

Cardiff a toujours défendu une approche très picturale de l’image, empruntant à sa connaissance des grands peintres (Rembrandt, Vermeer, le Caravage, de Hooch…) une structure d’éclairage au service d’une plastique simple et rigoureuse, composant les plans comme des tableaux. Le style de Cardiff apparaît alors comme une heureuse synthèse entre Stradling (pour l’architecture de la lumière) et Périnal (pour le modelé et la douceur des couleurs).
Avec Powell, il a aussi apporté une dimension à la fois onirique et psychologique au traitement de la couleur, là où le Technicolor américain s’égarait trop souvent dans un chromatisme exacerbé. Mais il est vrai qu’à l’époque, le Technicolor anglais apparaissait plus pastel (voir par exemple le remarquable travail de Périnal dans Le Voleur de Bagdad et celui de Krasker dans Henry V de Laurence Olivier) que bien des productions hollywoodiennes.

Que beaucoup de ces films soient devenus mythiques ajoute à la notoriété de l’opérateur, mais avec le recul et au-delà des années 1940-50, son travail pourrait apparaître parfois un tantinet " surestimé " car souvent très inégal au sein d’un même film, le talent de Cardiff s’exprimant davantage dans quelques mémorables séquences lorsqu’il travaille avec des réalisateurs aux recherches esthétiques moins affirmées. Ce que Freddie Francis disait à propos de Christopher Challis s’applique aussi à Cardiff : « Après avoir travaillé avec Powell beaucoup de réalisateurs paraissent ennuyeux. »

Cardiff savait d’ailleurs rester lucide et modeste face à cette notoriété, déclarant par exemple à propos d’African Queen : « C’était une très belle histoire avec un grand metteur en scène et un casting parfait. Mais je n’ai jamais été particulièrement fier de la photographie. Tout le monde était malade et nous avons beaucoup tourné à partir d’une petite embarcation. Mais c’est ainsi. Quand le film a du succès, tout le monde aime la photographie. »

Passé à la réalisation dès la fin des années 1950, il signera une douzaine de films dont Amants et fils (magnifiquement photographié en noir et blanc par Freddie Francis qui remporte l’Oscar), mais aussi La Motocyclette (avec Alain Delon et Marianne Faithfull), Scent of Mystery (le premier film en Smell-O-Vision)…
Signalons que Cardiff réalisateur avait commencé en 1953 le tournage d’un William Tell (avec Erroll Flynn), film inachevé qui aurait été le second film en CinemaScope. Mais il reviendra régulièrement à la photographie sur des productions bien en deçà de ses prétentions artistiques (Les Chiens de guerre : Conan Le destructeur ; Rambo II !) et restera actif jusqu’à l’âge de 90 ans !

Il est, par ailleurs, l’auteur d’une autobiographie (Magic Hour, The Life of a Cameraman) dont on peut regretter qu’il se fasse trop souvent le rapporteur d’anecdotes de tournage et d’informations " people " là où on pouvait espérer une réflexion plus approfondie sur son métier. Le marketing des éditeurs est sans doute passé par là… On préfèrera le livre d’entretiens plus fouillé avec Justin Bowyer.

Laissons la conclusion à Michael Powell : « Pour son invention, son imagination, sa folle audace, Jack Cardiff reste unique dans le domaine de la photo en couleur. Georges Périnal est le meilleur cameraman avec qui j’aie travaillé en noir et blanc comme en couleur, mais Jack était tout à fait spécial. Le grain de la peau dans les gros plans de Colonel Blimp aurait ravi Fragonard, mais les éclairages et la composition de Jack dans Le Narcisse noir et Les Chaussons rouges auraient irrité Delacroix parce qu’il n’aurait pu faire mieux lui-même, en imagination ou en clair-obscur. »

NB : Les Chaussons rouges (The Red Shoes) fait partie des cent films sélectionnés dans Making Pictures : A Century of European Cinematography, le livre édité par la fédération européenne Imago.

"Le Narcisse noir" de Michael Powell, photographié par Jack Cardiff - Capture du DVD du film
"Le Narcisse noir" de Michael Powell, photographié par Jack Cardiff
Capture du DVD du film
"Le Narcisse noir" photographié par Jack Cardiff - Capture de DVD
"Le Narcisse noir" photographié par Jack Cardiff
Capture de DVD
"Le Narcisse noir" photographié par Jack Cardiff - Capture de DVD
"Le Narcisse noir" photographié par Jack Cardiff
Capture de DVD
"Le Narcisse noir" photographié par Jack Cardiff - Capture de DVD
"Le Narcisse noir" photographié par Jack Cardiff
Capture de DVD
Photogramme extrait des "Chaussons rouges" de Michael Powell, photographié par Jack Cardiff - Scan de travail effectué pour le livre Imago <i>Making Pitures : A Century of European Cinematography</i>
Photogramme extrait des "Chaussons rouges" de Michael Powell, photographié par Jack Cardiff
Scan de travail effectué pour le livre Imago Making Pitures : A Century of European Cinematography
Photogramme des "Chaussons rouges" - Scan de travail issu de copie du film pour le livre Imago
Photogramme des "Chaussons rouges"
Scan de travail issu de copie du film pour le livre Imago
Photogramme des "Chaussons rouges" - Scan paru dans le livre Imago
Photogramme des "Chaussons rouges"
Scan paru dans le livre Imago
Ava Gardner dans "Pandora" d'Albert Lewin, photographié par Jack Cardiff - Capture du DVD du film
Ava Gardner dans "Pandora" d’Albert Lewin, photographié par Jack Cardiff
Capture du DVD du film
Ava Gardner dans "Pandora" photographiée par Jack Cardiff - Capture de DVD
Ava Gardner dans "Pandora" photographiée par Jack Cardiff
Capture de DVD
"Pandora", photographié par Jack Cardiff - Capture de DVD
"Pandora", photographié par Jack Cardiff
Capture de DVD
"Pandora", photographié par Jack Cardiff - Capture de DVD
"Pandora", photographié par Jack Cardiff
Capture de DVD
Ava Gardner dans "Pandora", photographié par Jack Cardiff - Capture de DVD
Ava Gardner dans "Pandora", photographié par Jack Cardiff
Capture de DVD
Ava Gardner dans "Pandora", photographié par Jack Cardiff - Capture de DVD
Ava Gardner dans "Pandora", photographié par Jack Cardiff
Capture de DVD
Ava Gardner dans "Pandora", photographié par Jack Cardiff - Capture de DVD
Ava Gardner dans "Pandora", photographié par Jack Cardiff
Capture de DVD