Kodak à Camerimage

Par François Reumont pour l’AFC

Un peu isolé au milieu d’un océan de débats et de présentation de caméras numériques, l’ancien géant américain du cinéma a quand même tenu à être présent à Bydgoszcz... En invitant deux directeurs de la photographie et un coloriste à faire part de leurs expériences récentes.

Même si le nombre de tournages de longs métrages en film a semblé se maintenir, voire rebondir en 2013 en France (avec un volume de ventes qui s’est, selon Kodak, stabilisé), une sombre nouvelle venue des USA (la fermeture du dernier laboratoire photochimique à New York) est venue depuis plomber l’avenir du tournage en film. Avec comme derniers clients prestigieux Darren Aronovsky (Noé), Steven Spielberg (St James Place) ou la série Boardwalk Empire entièrement tournée en pellicule, Film Lab New York semblait pourtant pouvoir continuer à exister...
Mais les chiffres ont manifestement forcé Technicolor-PostWoks New York – à qui appartenait le laboratoire avec Deluxe – à jeter l’éponge (après avoir déjà fermé ses autres filiales à travers les États-Unis). Les productions seront donc désormais obligées d’envoyer leurs bobines à Los Angeles chez Fotokem, qui devient – pour le moment – l’ultime endroit capable de traiter le 35, le 16 et le 70 mm aux USA, ou Colorlab dans le Maryland pour le 16 et le 35 mm. L’Europe devient donc un des derniers territoires les mieux équipés pour continuer à tourner en film, avec des établissements encore fonctionnels en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, et bien sûr en France.

Kodak, qui pour le moment continue son activité dans le domaine du cinéma (après avoir revendu son département film photo), refuse tout alarmisme sur une éventuelle fin programmée de la production. Pour tenter de conserver la flamme du film allumée en ces temps de tempête, la firme de Rochester a invité deux chefs opérateurs et un coloriste britanniques à partager leur passion du film et leur expérience récente de tournage en long métrage.

Lol Crawley - DR
Lol Crawley
DR


C’est d’abord Lol Crawley, en évoquant son expérience sur le " biopic " Mandela, qui s’est expliqué. « L’idée de produire une image idéale n’est pas pertinente. Avec le numérique, on nous rebat les oreilles avec la définition, le 4K, bientôt le 6K... Cette course en avant vers la performance et l’image parfaite me gêne en tant qu’opérateur. C’est pour cette raison que même quand je tourne en numérique, j’essaie de retrouver une certaine matière en utilisant des optiques anciennes ou en intégrant à la fin un grain dans l’image qui provient par exemple d’un scan de Super 16.
Sur Mandela, Justin Chadwick, le réalisateur, a insisté pour tourner en film. Ce n’est pas un intégriste, dans le sens où il a déjà tourné d’autres films en numérique. Mais le fait de tourner en Afrique du Sud, avec des contrastes extrêmes, et le fait de traverser le temps à travers la recréation des époques lui semblaient beaucoup plus pertinents en film. Le projet a donc entièrement été capturé sur film, avec un mélange d’émulsions Vision3 50D, 250D et 500T. Sur ce film, même si je n’ai que très peu reéclairé, j’ai l’impression que la pellicule nous a permis de répondre au projet correctement. Une sorte de minimalisme en réponse à la performance des comédiens et à l’ampleur du sujet… »

Robbie Ryan - DR
Robbie Ryan
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Autre chef opérateur, autre expérience du film : Robbie Ryan, ISC, BSC. Découvert en 2006 avec Red Road, d’Andrea Arnold, cet Irlandais à la voix grave et à l’humour pétillant a depuis rejoint le club des opérateurs les plus demandés en Angleterre. Preuve en est, le vétéran Ken Loach, réputé pour son exigence sur les plateaux en matière de cinématographie, lui a confié l’image de ces deux derniers films (La Part des anges et Jimmy’s Hall). « Ma passion du film remonte à mon enfance », se souvient-il.
« À l’époque, j’étais tombé sur une caméra Super 8, et j’avais filmé des maquettes avec, tout un petit décor avec une explosion à la fin. Je me souviens très bien que j’avais dû racheter des piles parce que la cellule ne marchait pas... Finalement, j’ai tout filmé avec beaucoup d’application, envoyé la bobine à développer, et enfin je l’ai reçue peut-être quinze jours ou trois semaines après... J’ai chargé la bobine dans le projecteur pour regarder mon chef-d’œuvre..., et tout était noir ! »

« Sans doute, même si cette première expérience était traumatisante, j’aime toujours cette attente, ce mystère dans le processus du film argentique. Le fait de ne pas avoir le résultat tout de suite est capital. Ça fixe les intentions, en évitant de reporter plus tard certaines décisions. Et puis surtout ça évite les heures perdues à discuter pour rien devant le moniteur !
Sur Jimmy’s Hall, et comme sur tous ses autres films depuis ses débuts comme réalisateur en 1969, Ken Loach est fidèle au film. Pourtant, on peut dire que c’est un cinéaste qui travaille beaucoup avec les comédiens... Et c’est comme ça…, un peu un anachronisme, en 2014, car il continue non seulement à tourner en 35, à tirer des rushes film, et à monter sur sa vieille Steinbeck !
Jimmy’s Hall n’a pas dérogé à la règle, même si le laboratoire photochimique qui s’est occupé de ce film a fermé juste après la production... Tant et si bien qu’on n’a pas pu tirer de copie film et qu’on a dû se contenter d’un seul DCP. Et qu’on a dû aussi, à la demande de Ken, étalonner en numérique chaque plan du film en comparant en projection à partir du rendu des rushes ! »

Prenant l’exemple d’une scène extraite du film (la séquence de danse de nuit dans le dancing désert), Robbie Ryan commente : « Ken Loach a une manière de travailler bien à lui. Par exemple, il déteste que la caméra soit trop près des comédiens. Si vous regardez de près, tous ses films sont filmés en assez longues focales.
Je me souviens très bien de la première fois où il m’a fait venir dans ses bureaux pour me rencontrer avant La Part des anges. Il m’a fait passer un petit test, en me demandant où je placerais la caméra pour filmer une scène de discussion toute bête entre deux personnes... Ne sachant pas trop où il voulait en venir, je lui ai dit que ça dépendait de ses intentions... Il a souri, et il m’a tout de suite indiqué les deux angles de la pièce les plus reculés des personnages ! Dans Jimmy’s Hall, bien que cette scène romantique soit très intime, la caméra est restée toujours assez loin du couple au milieu de ce grand dancing désert . »

« Autre détail intéressant : la scène a été tournée en nuit américaine. Là encore, on est en intérieur, dans un décor où l’on aurait d’habitude tourné réellement de nuit, en plaçant quelques projecteurs derrière les fenêtres. Mais Ken Loach déteste tourner de nuit. Avec lui, on est sûr de faire des petites journées style 8h-17h, jamais de dépassement ! Du coup, dès le repérage, j’ai dû adapter ma méthode de travail... Ça donne un effet un peu étrange, avec un rendu très contraste, des zones de lumière au centre de la pièce, un côté un peu théâtral et qui a finalement beaucoup plu à Ken. »

Sur la décision de tourner en film et la liberté qui se réduit un peu plus avec le temps, Lol Crawley souligne : « Quel que soit le budget du film (28 millions de dollars pour Mandela, ou moins de 1,6 million de dollars pour son dernier projet), la décision a été strictement la même. Elle est venue du réalisateur, et objectivement, le budget n’a en aucun cas été une entrave.
Certes, si les laboratoires disparaissent, on ne pourra plus tourner en film. Mais en dehors de cette sombre perspective, ce n’est pas ça qui fait la différence sur le budget final du film. »
Robbie Ryan renchérit. « Si un producteur vous dit ainsi qu’au réalisateur qu’il ne peut pas se permettre de tourner en film, passez votre chemin ! », annonce-t-il fièrement de sa voix irlandaise rocailleuse. « Sur une production digne de ce nom, seul le réalisateur doit décider, car c’est un vrai choix artistique. »