L’Enfer

Paru le La Lettre AFC n°148 Autres formats

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Je ne vais vous dévoiler ici ni l’histoire du film, ni même un synopsis, tant je pense qu’il est bon de ne rien savoir du film pour l’apprécier. Il raconte l’histoire désespérante de trois sœurs. Ce film est le deuxième volet d’une trilogie sur une idée de Krzysztof Kieslowski et scénarisée par Krzysztof Piesiewicz, le premier ayant été mis en scène par Tom Tykwer. Il est pour moi difficile de dissocier ce film de son metteur en scène Danis Tanovic.

J’ai entendu parler la première fois de ce projet quand je finissais de tourner Man to Man (Régis Wargnier), c’était en juin 2004. Le producteur Cédomir Kolar voulait me présenter à Danis Tanovic pour un projet quasi utopique à tourner quatre mois plus tard. Je n’y croyais guère et pourtant, en terminant l’étalonnage de Man to Man le soir, j’ai commencé à tourné L’Enfer. Le scénario de Piesiewicz était certes intéressant et l’actualisation qu’en a fait Danis m’a donné envie de faire le film.

Mais surtout ma première rencontre avec le metteur en scène a été comme un " coup de foudre " ! J’avais vu son premier film No Man’sLand et connaissait la liste impressionnante de ses récompenses et là, en deux minutes, j’avais envie qu’il me choisisse pour faire son film, et cela n’avait rien avoir avec les " paillettes "...Juste un metteur en scène qui me parlait d’image, de confiance, d’envie, du besoin d’avoir un chef opérateur... et d’une chambre retenue à l’hôpital de Sarajevo au cas où il me casserait les jambes... Je sentais dans sa personnalité imposante et impressionnante, une véritable demande de complicité. Danis cherchait une équipe pour se sentir entouré... comme tous les metteurs en scène ; mais sa proposition semblait plus tenir de l’échange. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé sur le tournage : désarmant de confiance .

Au bout de trois semaines de tournage, mon équipe commençait à me dire : « C’est bon Laurent, détends toi, tout va bien... ». Je n’arrivais pas à le croire. Bref une franchise et une prise de risques qui n’appartient qu’à ceux qui ont vécu et pourtant il est très jeune ! Voilà comment résumer Danis... Sans oublier la bonne humeur sur le plateau, ses potes de Sarajevo (" the Orange brothers ") photographe de plateau et " cameramanmaking off ". Ils étaient là aussi pour nous donner un peu de modestie... Sans oublier les séances de rushes avec le " Mac "posé comme une partition sur un piano à queue et le metteur en scène qui découvre ses images en jouant ce que sera la musique du film... Voilà peut-êtrepourquoi on peut avoir à peine trente ans et avoir déjà un Oscar !...

Parlons un peu plus maintenant de l’image ou plus généralement de la direction artistique du film. Tanovic avait choisi de travailler avec Aline Bonetto pour les décors. Nous avons fait une préparation habituelle, mais je remarquais avec Aline à quel point chaque visite de décor était constructive ; d’une approche un peu floue je sentais le canevas se mettre en place au fur et à mesure, comme si Danis aimait ce " No man’s land " (je sais c’est un peu facile) où tout est en devenir, où rien n’est sûr et que tout à coup des évidences se dégagent, des volontés apparaissent, parce qu’on est tous là et que chacun à sa place... Je me suis souvent demandé si parfois Danis n’a pas un peu joué l’ignorance pour qu’Aline et moi découvrions par nous-même ce qu’il avait dans la tête depuis très longtemps. Le film racontant l’histoire de trois sœurs, il voulait un travail sur la couleur, une pour chaque sœur : rouge, vert, bleu, mais tout en nuance pour que ce soit un hommage discret à KK et pas quelque chose d’ostentatoire. Un peu de décor, un peu de costume (Caroline de Vivaise) et un peu de lumière.

Danis me disait que sur son précédent film, il s’était tout interdit, son sujet était trop grave : « J’ai filmé un film de guerre comme un film d’auteur, alors ce film d’auteur je veux le filmer comme un vrai film d’image. Proposition très alléchante pour un chef opérateur. Une sorte de partition (encorel’image de la musique) existait, mais elle laissait librecours à l’improvisation, voireàla cadence de virtuosité ; chacun a eu la sienne (il me revient le souvenir d’une scène intérieure entre " chien et loup "...). Et d’ailleurs mon assistante (Océane Lavergne) en a eu plusieurs ! Une caméra sans cesse en mouvement avec un cadrage en 2,35 (Super 35), la complicité de Mathieu Caudroy pour le Steadicam et encore une fois Jean-Marie Lavalou qui nous a dégotté une solution pour un plan impossible à faire dans un escalier. Danis nous fait participer à ses envies en tenant ses engagements sur le plateau sans prendre de sécurité pour son montage ou sa mise en scène. Il m’a permis de faire une photographie qui, sans tomber dans " l’effet ", n’est jamais anodine. Plutôt que d’expliquer techniquement ce qui a conduit à l’image du film, je préfère vous raconter deux anecdotes du tournage.

La première. Une scène délicate entre deux actrices dans une maison à la tombée du jour.Je commence mon " prelight "pendant que Danis joue du piano... C’est une scène clé du film. Marie Gillain rentre dans la pénombre d’une maison et se tient face à sa copine devant une fenêtre. C’est le crépuscule, aucune lumièreallumée. J’ai devant ma caméra deux silhouettes sur fond gris... On répète, le plan est long et je sens que les deux actrices au tournage vont se jeter dans les bras l’une de l’autre, que l’on ne verra plus rien et pourtant je sens cela juste... Mais bon je demande à mon chef électricien (Pascal Pajaud) de rajouter un petit fluo en réflexion sur un poly pour avoir juste une face ultra douce... On tourne et j’entends au bout d’un moment : « CUT !!! Laurent qu’est ce que tu as fait, la répétition était parfaite, éteins-moi ce truc ! », et il m’explique que, pendant la répétition, il a découvert que si les filles étaient quasi invisibles, la scène prendrait tout son sens entre ce qui est dit et ce qui se révèle ; l’insupportable viendrait après dans le champ contre-champ qu’il venait de rajouter, quand on verrait enfin leurs yeux. Merci Laurent, moteur !

La deuxième anecdote s’est déroulée le dernier jour de tournage, nous étions dans un décor d’hôtel reconstruit par Aline, un couloir circulaire. Emmanuelle Béart, mon machiniste (Gil Fontbone) et moi-même ne comprenions pas bien la mise en place du plan. Tanovic semblait assez confus. L’assistant réalisateur (Olivier Jaquet) sentant cela appelle Danis pour lui dire que nous n’avions rien compris... Mais d’une seule voix, on a tous dit à Olivier de la boucler... On ne voulait pas en savoir plus, on sentait que Danis nous avait laissé dans cette confusion pour que l’on trouve tous ce qu’il fallait faire pendant le tournage du plan. Je ne peux pas parler de l’image du film sans citer le magnifique travail d’Isabelle Julien, avec Eclair Numérique, qui a su retrouver, au delà des couleurs et des nuances, la partde création que Danis nous a laissée à chacun. J’aime à espérer que Krzysztof Kieslowski aurait aimé ce film.

Technique

Pellicules : Kodak 5246 et 5229
Matériel caméra : Technovision, Arri 535 B et Aaton 35, série Cooke S4
Laboratoires : Eclair
Etalonnages numérique et photochimique : Isabelle Julien.