"L’économie du cinéma est déjà en récession"

Entretien avec Vincent Maraval, producteur

La Lettre AFC n°232

Propos recueillis par Aurélien Ferenczi et parus dans Télérama n° 3305

Pour les films qu’il vend, distribue ou produit, le festival de Cannes reste un passage obligé, lieu de fête et de business. Mais il persiste : le cinéma français va droit dans le mur.

Cet hiver, il a été l’homme par qui le scandale arrive. La tribune cinglante dans Le Monde, où il disait ce qu’il pensait du salaire des acteurs et de ce que rapportent (vraiment) leurs films, a déclenché un tollé sans précédent et délié les langues... La sienne est bien pendue : Vincent Maraval, 44 ans, a gardé l’accent d’Albi ; sa liberté de pensée et d’action contraste avec le poids qu’il pèse dans le cinéma français. Sa société, Wild Bunch, qu’il a fondée avec des anciens de Canal+, vend des films à l’international : activité qui lui permet désormais de cofinancer de nombreux projets, voire de les distribuer lui-même en France, avec un volume proche de celui d’un ministudio. La palette, qui est large, va d’Astérix à Jean-Luc Godard, du jeune cinéma roumain à James Gray... Vincent Maraval sort de l’ombre qu’il affectionne pour redire ses craintes sur la santé du cinéma français, qu’il juge franchement chancelante.

Pourquoi avez-vous écrit ce texte polémique en fin d’année 2012 ?
J’étais écœuré par le traitement médiatique de l’exil fiscal de Gérard Depardieu. On ne regardait plus ce qu’il avait apporté au cinéma français, le nom des cinéastes à qui il a permis de faire des films, de Marguerite Duras à Maurice Pialat... Dans les journaux se succédaient la tribune de Philippe Torreton, puis la réponse de Catherine Deneuve. Ne peut-on plus se parler que par voie de presse ? J’ai trouvé cela ridicule, minable selon l’expression de Jean-Marc Ayrault, expression qu’il n’a pas utilisée à propos de Jérôme Cahuzac... Alors j’ai écrit ce texte pour dire que le problème n’est pas l’exil de Depardieu, mais plutôt le fait que des stars continuent à toucher un million d’euros par film alors que le cinéma français sort de six mois d’échecs. Et plus largement pour déplorer l’absence de rentabilité du cinéma français.

Vous critiquiez des cachets que vous aviez pourtant validés, par exemple sur le dernier Astérix, que vous avez contribué à financer.
Mais je n’ai rien validé du tout ! Je suis pris en otage par un système, plutôt vertueux dans sa théorie, qui repose sur les obligations de financement des chaînes de télé imposées par la loi. Si l’on n’a pas tel acteur, telle chaîne ne s’engage pas, ce qui met les acteurs, et surtout leurs agents, en position de force. Pourtant, aujourd’hui, les chaînes ne veulent plus de cinéma : elles considèrent que les films sont des produits usés quand ils arrivent sur leur antenne. Comme leur cahier des charges les oblige à dépenser un pourcentage de leur chiffre d’affaires, elles essayent de consacrer cet argent au moins de films possible, ce qui provoque une inflation démentielle sur les titres concernés. Alors que l’esprit de ces obligations est de protéger la diversité, on en arrive à l’effet contraire.

C’est le système que vous condamnez...
Surtout ceux qui en profitent éhontément. Notre système de préfinancement par différents guichets (télé, Sofica, régions) est unique au monde, mais il a des effets pervers. Il y a une expression propre au milieu qui n’existe nulle part ailleurs. Au lieu de dire : « Je suis content, mon film est bien », on dit : « Je suis content, mon film est bien financé ». Au cours de ce processus, certains producteurs, réalisateurs ou acteurs se goinfrent, et le film lui-même n’a plus aucune importance. Le cinéma doit rester une aventure collective. Or, les techniciens disent qu’ils n’ont plus l’impression de partager la même aventure : ils croisent des gens surpayés qui leur parlent à peine, se fichent du succès ou de l’échec du film, négocient déjà le financement du film suivant.

Vous prônez une logique déflationniste ?
Il n’y en a pas d’autre possible, l’économie du cinéma est déjà en récession. Les ventes vidéo s’écroulent, et il n’y a aucune réponse politique au piratage. Toutes les semaines, à Wild Bunch, on appelle YouTube pour qu’ils retirent des films entiers en libre accès, par exemple La Cité de Dieu. « On s’en occupe ! » Dix jours plus tard, le fichier est de nouveau sur le site. « On n’y peut rien, on est un hébergeur... » Pourtant, si j’héberge le produit d’un vol, je suis accusé de recel... Il y a un côté totalement hypocrite au sein de la gauche française : certains trouvent bénéfique cet accès gratuit à la culture. Eh bien, que l’on commence par permettre aux gens dans le besoin de voler de la nourriture dans les supermarchés et des médicaments dans les pharmacies ! Le piratage est le fléau qui tuera notre industrie, il est massif et change la manière de consommer des œuvres pour toute une nouvelle génération. Il n’est pas la seule cause de la crise, mais celle-ci est bien là : en Espagne, Alta Films, qui distribuait depuis trente-cinq ans des films art et essai en s’appuyant sur un réseau de deux cents salles, vient de fermer. Chez nous, MK2 vient d’arrêter la distri­bution, d’autres suivront, et c’est toute la politique culturelle européenne des trente dernières années qui sera ­réduite en poussière.

Quelles solutions préconisez-vous ?
Ce n’est pas à moi de le faire. J’ai lancé une idée, qui me semble morale : les producteurs souhaitant bénéficier du système de financement public doivent s’engager à plafonner les hauts salaires et à ne pas délocaliser leurs tournages. Même si, avec la nouvelle convention collective, qui impose à tous un barème de salaires élevé, délocaliser sera peut-être la seule possibilité de faire des films à petit budget. On pourrait aussi faire comme en Espagne, où les chaînes ne préachètent pas de droits de diffusion mais sont uniquement coproductrices. Les télés seraient davantage intéressées au succès en salles, et les films ne seraient plus formatés en vue de leur diffusion à la télé.

Beaucoup trouvent obsolète la fameuse chronologie des médias, qui impose des délais fixes entre chaque type d’exploitation (d’abord salles, puis VOD et DVD, puis télé). Qu’en pensez-vous ?
Elle protège surtout les grands circuits de salles : UGC, Pathé, etc. En tant que distributeur, je suis taxé pour qu’ils passent à la projection numérique et je paye aussi le passage des bandes-annonces qui feront aller les spectateurs dans leurs salles. Et eux, ils vendent des bonbons. Je connais leur but : vendre du cinéma à marge zéro avec les cartes illimitées, pour écouler plus de confiseries, où la marge est énorme. Il faut redonner la liberté de la chronologie aux ayants droit. Un exemple parmi d’autres : nous sortons Into the Abyss, le documentaire de Werner Herzog sur la peine de mort aux Etats-Unis. Une salle à Paris, la presse dithyrambique. Nous aimerions que le spectateur qui lit Télérama à Albi puisse voir le film tout de suite en VOD. J’ai grandi en province et, chaque semaine, j’achetais des journaux qui m’alléchaient avec des films que je ne pouvais pas voir. Mais c’est interdit : pas de VOD avant quatre mois, et le spectateur, qui aura été abondamment sollicité entre-temps, sera perdu pour le film.

Y a-t-il une volonté politique forte de changer la donne ?
Pas pour l’instant. Le CNC ne travaille qu’à la publication des chiffres les plus positifs possible pour garder son budget. Mais la réalité est que notre système est globalement à bout de souffle et qu’il va être remis en cause par Bruxelles. L’exception culturelle — la volonté de sortir la culture des règles du marché — est indéfendable si elle permet de dégager trente millions d’euros pour une comédie avec une star surpayée, dont la fabrication, délo­calisée, coûte en fait quatre fois moins. Vous savez, j’habite une partie du temps à Bayonne, et, à mes amis de là-bas, j’ai honte de parler des montants engagés.

Vous travaillez différemment, vous ?
Oui, voyez la façon dont Vincent Lindon nous a apporté Les Salauds, de Claire ­Denis, qui est en sélection officielle à Cannes. Il m’a gentiment piégé. J’ai accepté le projet à une condition : je mets l’argent pour commencer le film, mais pas question de faire la tournée des popotes pour trouver les financements classiques. Du coup, cachets ­minimum. « Ok, répondent l’acteur et la réalisatrice, ça nous plaît. » On démarre et puis, peu à peu, sont arrivés un vrai producteur, des partenaires, la région Ile-de-France, Arte : nous avons pu payer un peu les acteurs, tourner une scène de plus, etc. C’était une vraie aventure de cinéma. On ne s’est pas congratulés en disant « Ouais, on a piqué tant à France 2 ! »...

Et La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, également en sélection à Cannes ?
C’est aussi une aventure collective. Quand on a démarré le film, Kechiche sortait de l’échec de La Vénus noire. Il a la réputation d’être difficile, de s’engueuler avec tout le monde. Nous lui avons dit : « Produis-toi toi-même. » Et ça s’est bien passé : bien sûr, il y a eu les discussions classiques, est-ce qu’on pourrait refaire telle scène, reprendre un peu le montage ? Mais, à l’arrivée, son film coûte deux fois moins cher que les films français se passant dans deux rues et trois appartements. Et il est ultra contemporain. La capacité d’observation de Kechiche est telle qu’on a l’impression de voir une histoire en " live ", de voir les gens tels qu’ils sont : la première aventure amoureuse d’une adolescente, la première vexation, le mensonge aux parents, etc. Avec Kechiche, c’est comme avec Claire Denis ou Gaspar Noé, un cinéaste dont je suis proche et qui me passionne : j’ai l’impression d’être témoin du travail en train de se faire, d’être synchrone avec eux.

Neuf films en vente ou en distribution cette année à Cannes, vous faites partie des abonnés...
Cannes est un endroit spécial pour nous, qui nous fait rêver. Pendant quinze jours, on peut croire qu’on est important, et pendant les trois cent cinquante jours restants, Iron Man 3 et ses amis viendront bouffer nos films ! Alors, oui, il y a beaucoup de titres Wild Bunch en sélection : il faut bien comprendre qu’être à Cannes fait partie de notre " business plan " et que, sur la cinquantaine de films auxquels nous participons, une grande majorité vise Cannes et la grande majorité de cette majorité n’y va pas ! Les titres ambitieux et chers qui souvent font le bonheur de Cannes n’existent quasiment plus. Les pourvoyeurs habituels de ces films étaient des groupes français, les divisions " arty " des studios américains, de grosses sociétés de ventes internationales. Ils ont tous réduit la voilure, ou même fermé. On est donc un peu tout seul. Il n’y a plus grand monde pour mettre deux millions d’euros sur un film de Desplechin qui raconte la psychothérapie d’un Indien, six sur un hommage aux grands films hollywoodiens des années 1970 par Guillaume Canet, ou dix sur un drame intimiste à grand spectacle de James Gray. Parfois, je me dis qu’au même titre que L’Oréal nous sponsorisons le Festival. Bon, on est quand même ­satisfait du retour sur investissement.

On vous sait très proche de Thierry Frémaux, le délégué général du festival de Cannes...
Je lui dois beaucoup, il m’a décomplexé. Avant lui, quand j’allais en rendez-vous au festival de Cannes, j’avais la boule au ventre : j’étais celui qui ­venait du Sud-Ouest, qui n’avait pas sa place dans ce milieu élitiste. Mon accent sonnait encore plus fort dans les bureaux du Festival ! Je me souviendrai toujours d’un rendez-vous, l’année de Trouble Every Day, de Claire Denis. Béatrice Dalle et JoeyStarr avaient fait un peu de dégâts dans leur chambre d’hôtel, la réception avait refusé leur carte Bleue... Le président Gilles Jacob me convoque. C’était comme dans Le Dictateur, de Chaplin : son bureau surplombait un canapé dans lequel nous nous sentions tout petits. « Vous vous rendez compte de ce que vous faites ? Vous êtes au Festival de Cannes. » Avec Thierry, c’est plus direct, il a un côté " caillera " des Minguettes que j’adore. C’est un peu comme un entraîneur de foot : il nous fait progresser parce qu’il nous donne confiance, mais il peut être aussi impitoyable. Je n’aurais jamais osé proposer à Cannes des films comme Le Labyrinthe de Pan ou The Brown Bunny s’il n’avait pas été là. Je n’ai qu’un petit reproche à lui faire. Je regrette qu’il veuille toujours que tout se passe bien, je regrette qu’il n’y ait pas plus de polémiques. J’aime bien parfois quand ça se passe mal. Enfin, surtout pour les films des autres...

Pourquoi Adieu au langage, de Jean-Luc Godard, n’est-il pas à Cannes ?
Il est encore en tournage. On montrera sans doute un extrait du film : c’est bluffant de voir Godard faire de la 3D. Mais souvenez-vous qu’il s’est toujours intéressé à la technique, il a fait de la vidéo avant tout le monde. Il est dans une réflexion permanente sur les outils. Il a construit sa 3D lui-même. On dit que c’est un procédé coûteux, mais il a juste relié deux appareils photo par une barre de plastique, qu’il a vissée lui-même. « Voilà, nous a-t-il dit, 400 euros, ce n’est pas cher ! » Wild Bunch lui a acheté toutes ses archives, sa table de montage, ses livres, etc. On va sans doute demander à des universitaires ce qu’on peut en faire...

Vous travaillez en ce moment sur le film d’Abel Ferrara sur l’affaire DSK. Comment cela se passe-t-il ?
Le film s’appelle Welcome to New York, et nous n’avons pas un sou français. C’est pourtant un sujet porteur vu le nombre d’articles qui lui est consacré depuis deux ans... L’Etat français n’a pas eu besoin d’appeler les chaînes pour leur dire de ne pas y aller. Le zèle mal placé de petits décideurs suffit : « Non, désolé, c’est trop chaud pour nous, on ne peut pas le faire. » Abel Ferrara se fiche de l’affaire DSK. Mais quand il était un cinéaste au sommet, il a fait un film pour la Warner. Les cadres du studio se sont aperçus qu’il était héroïnomane. Ils ont jugé qu’il n’était pas fiable et l’ont blacklisté. Il aurait dû être le " wonder boy " de Hollywood, il se fait prendre, il perd tout. Sa femme ne voulait pas savoir qu’il se droguait. Vous voyez l’analogie... Dans sa seconde moitié, le film est un huis clos : Anne Sinclair rentre dans l’appartement de Tribeca, elle vient de payer un million de dollars de caution. Qu’est-ce qui se passe entre elle et DSK ? Que peut-il lui dire ? Bien sûr, les personnages portent d’autres noms, cela n’a probablement rien à voir avec ce qui s’est passé : c’est un film sur l’addiction et la rédemption, comme tous les films de Ferrara. J’ai bien peur que ceux qui guettent du scandale en soient pour leurs frais.

On peut savoir combien touchera Gérard Depardieu ?
Zéro euro. Voilà, on dira ce qu’on veut de Gérard, mais il m’appelle le week-end avant le tournage : « Vincent, tu abuses, j’ai dû me payer mon billet pour New York, tu ne me donnes rien. Ton article m’a fait rire, mais je vais en écrire un à mon tour : " Les financiers du cinéma sont-ils des rats ? " » — « Ecoute, Gérard, tant pis, je n’ai pas d’argent pour faire ce film, je comprends que tu refuses. » Il me rappelle deux heures après : « Ok, tu m’emmerdes, mais je le fais gratos. » C’est le panache qu’il pouvait avoir pour Pialat, et qu’il a encore pour faire Mammuth ou tourner avec Abel Ferrara.