L’héritage de Chris, de la chouette et du chat Guillaume

Par Jimmy Glasberg, AFC

par Jimmy Glasberg La Lettre AFC n°223

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Chris Marker a choisi le jour de son 91e anniversaire pour nous quitter discrètement sans faire de bruit comme à l’habitude.
J’ai eu la chance de le croiser dans ma vie privée et professionnelle. J’ai ensuite voyagé avec lui au Japon et au Cap-Vert pour filmer L’héritage de la chouette. Chris adorait le Japon, les Japonais et les Japonaises, les chats et les nouvelles technologies. Il nous faisait des grandes théories philosophiques sur les valeurs de cette civilisation et bien sûr le mythe des chats.
Extrait de "Tokyo Ga" de Wim Wenders
Extrait de "Tokyo Ga" de Wim Wenders

La caméra sur l’épaule, je filmais dans une sorte " d’improvisation contrôlée " : il fallait voir et entendre pour interpréter avec la caméra la séquence dont on avait parlé auparavant. Chris nous donnait une direction de départ, puis des points de rencontres, des croisements d’idées et d’événements. A toi, homme à la caméra, de jouer avec ta sensibilité, ton œil et ton savoir faire.
Tel est très brièvement ce que je me remémore des tournages avec Chris. Plus tard, pour les prises de vues en studio, à Paris, nous avions préparé des déclinaisons colorées d’une image de la chouette qu’il avait choisie et qu’il affectionnait tant. Cette image fixe intervenait en " back projection " derrière les personnages filmés. Elle devait se radier chromatiquement et subtilement sur les visages des personnages. Nous nous sommes bien amusés.
Chris avait des codes et il fallait les interpréter, il fallait les connaître pour le rencontrer, pour lui parler au téléphone ou lui écrire. Toujours direct et précis, il savait laisser vivre un certain aléatoire comme pensée philosophique.
Dans les années 1980, notre relation était proche, il était dans son laboratoire, atelier, salle de montage et d’archives située au sous-sol des bureaux de production d’Anatole Dauman à Neuilly. Il avait installé une station électronique vidéo très bricolée pour expérimenter et faire des détournements d’images. J’adorais ça et c’était très nouveau à l’époque, je passais donc des après-midi à ses côtés à le regarder trafiquer la colorimétrie, le contraste et les textures de ses plans pour chercher une sorte de décomposition photographique de ses images. Nous filmions ensuite l’écran en 35 mm avec un Caméflex, une sorte de kinescopage en direct. Puis nous allions voir les résultats et étalonner les images chez LTC avec Claude Léon*. Certains de ces plans sont dans son film Sans soleil.
Ces dernières années, je l’appelais de temps en temps, sa boîte vocale robot filtrait les appels, il ne me répondait pas toujours. Parfois il me donnait quelques pistes pour aller sur la Toile visionner ses derniers travaux.
Chris était un très grand artiste, un sublime poète, un merveilleux photographe et filmeur, un grand cinéaste, un vidéaste hors norme, un génial bricoleur, un inventeur d’images et de sons, un homme de plume.
Il restera toujours présent dans ma mémoire comme un maître à penser qui me surprenait toujours dans ses intentions et dans ses créations.
Chris,
Tu nous laisses ton chat Guillaume et plein de souvenirs et surtout une œuvre dense et si riche d’enseignements, une grande leçon de travail et de modestie.
Merci à toi.

Jimmy Glasberg
Août 2012

*Claude Léon fut directeur de fabrication chez L.T.C