La Caméra d’Or : il faut la réveiller !

selon Renato Berta

La Lettre AFC n°166

Chaque année, un directeur de la photographie membre de l’AFC prend place au sein du jury de la Caméra d’Or. Cette année, c’est à notre confrère Renato Berta qu’est revenue cette tâche captivante mais qui ressemble à une course contre la montre tant le nombre de 1ers films à voir est grand. Renato nous livre ses réflexions.

Renato Berta : Avant de parler des deux films que l’on a distingués à la Caméra d’Or, Meduzot et Control et après avoir vu les 33 films sélectionnés, je voudrais revenir sur plusieurs points. Je me suis interrogé sur les tendances qu’adopte le cinéma, de la standardisation du langage cinématographique, des non-choix qui entraînent des non-plans, de la thématique récurrente des films. Est-ce que le cinéma doit répondre à des thèmes sociologiques ? Est-ce cela que l’on veut, cela mérite réflexion. Il serait intéressant d’en parler à l’AFC, d’en parler avec des opérateurs et des réalisateurs.

Renato Berta, AFC, membre du jury de la Caméra d'Or - lors d'un déjeuner FujiFilm à la terrasse de la Quinzaine des Réalisateurs<br class='manualbr' />(Photo JJ Bouhon)
Renato Berta, AFC, membre du jury de la Caméra d’Or
lors d’un déjeuner FujiFilm à la terrasse de la Quinzaine des Réalisateurs
(Photo JJ Bouhon)

Je pense que il y a une confusion dans les images d’aujourd’hui.
Peut-on dire que dès que l’on fait des images et des sons, on fait du cinéma ?
Un exemple. La 11e heure, le dernier virage* est la caricature d’un non-cinéma.
Ce film américain sur la pollution est une série de plans fixes où scientifiques et politiques discourent, alternés d’images de catastrophes causées par notre charmante civilisation. C’est une dénonciation, un film dur et important, mais qui se réfère davantage au langage de la télévision qu’à celui du cinéma.

Isabelle Scala : On a déjà vu cela avec Michael Moore.
Exactement, c’est de l’information, rien à voir avec le cinéma. En écrivant des informations on ne prétend pas nécessairement faire de la littérature. Et pour revenir à La 11e heure : dès que quelqu’un parlait, il y avait de la musique en " fond sonore ", une pollution permanente de la bande sonore. Mépris de la personne qui parle et mépris de la musique, non-choix révélant un problème idéologique !
Ne prétendons pas que ces films sont du cinéma, mais tout au plus des téléfilms.
Cette nouvelle façon de filmer qui consiste à ne pas faire de plans mais de prendre la caméra à l’épaule pour capter, en Scope aussi, des gens qui parlent est plutôt un héritage de la télévision qui influence le cinéma.
Et dans les films de fiction, je ne vois pas l’intérêt tourner des plans fixes à l’épaule. Faisons confiance aux comédiens et faisons du cinéma !

S’il n’y a pas de cohérence, il n’y a pas de plan ?
On peut le dire. Je n’ai vu qu’un seul film, tourné entièrement à l’épaule, où le " filmage " était cohérent, intelligent, pensé, lié au propos et participait à l’action du film et à l’événement filmique, El Asaltante, film argentin de Pablo Fendrik (photographié par Cobi Migliora). On retrouvait aussi cela, avec une dynamique créative inversée, dans Cocorico Monsieur Poulet de Jean Rouch, film inventé pendant que la caméra tourne, dont les plans ne sont pas " pensés à l’avance " mais créés par les événements qui se produisent devant l’objectif et qui, du coup, deviennent des vrais plans…

Cette tendance que tu soulignes, est-elle vraiment nouvelle ?
Quantitativement, oui.
Je suis un spectateur moins assidu depuis quelques années, au risque d’être en dehors du " coup ". En revanche, j’ai visionné 33 films en 10 jours, j’ai très vite constaté l’état du cinéma. J’aurais envie de gueuler comme Godard en 68 à Cannes justement « Parlons de travelling ! », parlons de comment on filme !
Mais c’est tabou. Et l’on se trouve devant un " sujet " comme Persepolis, sujet intéressant, politiquement correct, mais de là à parler cinéma ! C’est un phénomène médiatique, repris par des critiques qui ne parlent pas de travelling et ne prennent plus le risque de dire que l’on peut filmer de façon étonnante. Autre tendance, les lieux communs. Il existe un catalogue de situations qui donne un catalogue de filmages.

Revenons à la Caméra d’Or.
Primo, le jury était plutôt cohérent, civilisé et sympathique. Secondo, on avait une mission : distinguer un seul film. Meduzot** a reçu la Caméra d’Or, et l’on a tenu à donner une mention spéciale à Control***.
Control est un film réfléchi, avec un sens de l’ellipse rarement vu au cinéma. Le réalisateur est photographe. Il a réalisé beaucoup de clips pour des groupes rock très importants. On pouvait avoir l’impression que c’était son 20e film alors que c’est le premier. Il a filmé d’une façon " classique ", mais avec une force étonnante, avançant sans pitié.
Le film raconte la vie de Ian Curtis, chanteur du groupe de rock anglais Joy Division.
Le scénario de Control est pensé en plans et non en liste de dialogues, contrairement à ce que je constate souvent à la lecture des scénarios où les images ne sont qu’une illustration du dialogue.
Je pense à un plan où Ian Curtis reçoit un coup de téléphone de sa femme. En décrochant il dit : « Hi » et elle répond : « Hi ». Coupe. Dans le contexte de la séquence, ce plan fonctionne parfaitement, mais si tu écris une scène comme ça, tu vas te faire renvoyer aussitôt par les script-doctors !

Scénarios qui, selon toi, n’indiquent pas grand-chose.
Cette tendance se met en place, même en France. Les bureaucrates qui lisent dans les commissions demandent aux cinéastes d’écrire des scénarios qui n’ont rien à voir avec le cinéma et de faire de la littérature !
Par définition, un scénario est un document destiné à une équipe pour la fabrication d’un film.
Faisons un parallèle avec l’architecte. Un plan n’est pas facile à lire et c’est difficile de voir les volumes. L’architecte réalise alors une maquette, fait une aquarelle. Rien de tout cela au cinéma. Le scénario est une suite de dialogues. Les réalisateurs et nous-mêmes sommes confrontés à ce phénomène.
D’où cette réaction primaire : puisque le cinéma " est absent ", tournons caméra à l’épaule, faisons des " non-plans " ! On est confronté, des fois, à cette non-envie de filmer, c’est pathétique !

Ce n’était pas le cas de la Caméra d’Or.
Ce n’était pas le cas de la Caméra d’Or. Meduzot est un film réfléchi, construit. Le scénario est articulé, confronté au récit. C’est pensé, ça fonctionne.
Le travail d’Héberlé est absolument magnifique. L’opérateur va dans le même sens que la mise en scène. Le fait de cadrer et d’éclairer n’est pas une perte de temps. Dans 80 % des films, le fait d’éclairer est toléré. Eclairer est une perte de temps. Comme si la lumière n’alimentait pas le film ! Comme si la lumière n’était là que pour impressionner un support !
La lumière a un sens et dès que l’on met du sens à la lumière, les producteurs ou les assistant réalisateurs regardent leur montre.
Dans Meduzot et Control, on sent que ce phénomène n’est pas le problème quotidien de l’opérateur et qu’éclairer était totalement intégré à la fabrication du film, d’où cohérence, efficacité et intérêt de récit.

Renato Berta et Antoine Héberlé au sortir d'une projection cannoise - Photo N. d'Outreligne
Renato Berta et Antoine Héberlé au sortir d’une projection cannoise
Photo N. d’Outreligne

C’est donc toute une chaîne, filmage, scénario, production.
Oui. Le métier de producteur est sinistré en France. Ceux qui défendent les films et non les budgets, j’en connais peu. On gère des scénarios, des idées, du temps, des budgets. Les réalisateurs sont confrontés à ce système dès le scénario. Ils écrivent pour des gens qui décideront, sans compétence, de l’avenir d’un projet. Mais il faut dire que cela n’est pas un problème nouveau. Et ce n’est pas un hasard si de Chaplin jusqu’à Rohmer, ou de Spielberg à Straub, les cinéastes se produisent.

Et les films français de la sélection ?
Le film de Sandrine Bonnaire, sur sa sœur, m’a touché. Pour elle, c’est plus facile de parler de sa sœur autiste avec des images. La caméra s’impose, elle devient évidente. Ce n’est pas du reportage, on ressent la complicité. Il n’y a pas cette réflexion en amont mais une urgence qui rend le film intéressant. Ce n’est pas une spéculation, d’où la force du film et une authenticité qui s’en dégage. Sandrine, je pense, ne prétend pas " faire du cinéma ", mais le cinéma la rattrape et fait surface. C’est intelligent. Ce n’est pas prémédité, le " langage cinématographique " est dicté par l’évolution du rapport avec sa sœur. Le mélange des supports est intéressant, ce film est un moment de grâce : elle ne triche pas.
Mon seul regret est de ne pas avoir pu en parler avec elle, en particulier au sujet de certains gros plans qui sont, à mon avis, un peu trop serrés, mais bon...

* La 11e heure, le dernier virage de Leila Conners Petersen et Nadia Conners photographié par Peter Youngblood Hills, Andrew Rowlands et Brian Knappenberger
** Meduzot d’Etgar Keret et Shira Geffen, photographié par Antoine Héberlé
*** Control d’Anton Corbijn, photographié par Martin Ruhe

(Propos recueillis par Isabelle Scala)