"La France fait le cinéma le plus cher du monde"

Eric Heumann, producteur

La Lettre AFC n°233

Il a produit Indochine, L’Éternité et un jour ou In the Mood for Love. Gagné un Oscar, une Palme d’or et des César. Parfois perdu beaucoup mais s’est toujours relevé. Aujourd’hui, le producteur Eric Heumann a des choses à dire sur la façon dont se fabrique le cinéma en France. Un système " à la Shadock " qui tourne à vide.

Etes-vous d’accord avec les récentes déclarations de Vincent Maraval concernant les rémunérations disproportionnées des acteurs et des producteurs ?

Eric Heumann : Il a raison quand il dit que les acteurs ou d’autres sont trop payés compte tenu du résultat du film. Et sa déclaration a cristallisé un malaise. S’il y a eu autant de réactions dans le milieu, c’est qu’il y a le pressentiment pour les uns et les autres qu’un cycle est en train de se terminer. Les dix ou quinze dernières années ont été marquées par la prise de pouvoir progressive de la financiarisation. C’est-à-dire qu’au lieu d’être des entreprises artisanales à risque dans un milieu assez étroit, les films sont devenus des entreprises de plus en plus financières, dans lesquelles beaucoup d’intermédiaires vivent sur la fabrication du film, et non plus sur son résultat. Et ce système, qui est auto-alimenté et inflationniste, est en train de s’effondrer. Voilà.

Il s’effondre comment ?

EH : Les films, fabriqués à des budgets oscillant entre 4 et 25 millions d’euros, nourrissent les gens qui les fabriquent, mais sont des entreprises perdantes à terme. On fait, en France, le cinéma le plus cher du monde. Le système, vertueux au départ, est devenu vicieux aujourd’hui : les films coûtent trop cher. Grâce aux aides publiques, aux avantages fiscaux, aux obligations des chaînes, on peut arriver à zéro sur un film qui n’est absolument pas rentable sur le marché. Et, ainsi, tout peut durer, comme chez les Shadocks. On peut continuer à pomper du pétrole même quand il n’y en a pas.
Le problème, c’est que cela produit de moins en moins de films originaux dont le cinéma a pourtant besoin pour se ressourcer. Le système meurt de ça. Vingt-quatre films qui sortent toutes les semaines, qui sont de plus en plus identiques les uns aux autres, avec toujours les mêmes accroches marketing. Il faut remettre du désordre dans l’ordre. Le film commercial qui cartonne et autour duquel tous les investisseurs ont envie d’être, dans lequel il va y avoir les groupes, ça a été à la mode pendant dix ans. Aujourd’hui, il y a un mouvement général de la société qui en a un peu marre. Le cinéma tel qu’il est en ce moment ne correspond plus à la nouvelle donne de la morale d’aujourd’hui.

Est-ce que c’est important qu’un film soit rentable ? Il y a bien un théâtre public et un théâtre privé. Pourquoi ne serait-ce pas la même chose pour le cinéma ?

EH : Il faut quand même qu’il y ait une profitabilité générale du cinéma. Bien sûr, le cinéma, dans sa partie créative, n’a jamais été complètement rentable, c’est son côté " haute couture ". Dans les années 1970, les premiers films de Cimino, et de toute cette nouvelle vague américaine à la rentabilité improbable, ont permis à Hollywood de ne pas sombrer, de se régénérer et de proposer de nouveaux blockbusters commerciaux. Aujourd’hui, en France, on perd un peu sur les deux tableaux : on n’a ni films créatifs ni films rentables. Alors je ne vois pas comment on peut dire : « On va faire un cinéma qui soit totalement à perte et qu’on va financer coûte que coûte… »

Le " cinéma cher " touche aussi les petits films.

EH : Les temps de développement et de financement sont très longs. On perd en spontanéité... C’est tout le problème. L’important pour le système aujourd’hui, c’est que tout le monde puisse en vivre. Il n’y a plus de créativité. Vous passez de comité en comité, vous empilez les dossiers, vous empilez les partenaires qui, chacun, prennent leur commission au passage. Le film est banalisé, chacun va chercher à justifier son investissement.
À l’arrivée, les auteurs n’ont plus la possibilité de s’exprimer et les producteurs se transforment en espèces de super-comptables à la solde de comités qui ne connaissent rien au cinéma, qui ont tous la même formation. Ils ont fait HEC et veulent transformer les films en produits, y compris le cinéma d’auteur. Voilà : le film doit aller à Cannes, avoir un certain type de presse qui lui permette d’avoir ses huit salles à Paris, etc.
Moi, j’ai connu le cinéma il y a vingt ans, un vrai " cinéma d’auteur ". Les films étaient faits par cinq personnes et, autour, il y avait une vingtaine de techniciens. On avait le temps d’imaginer et de rêver. Aujourd’hui, il n’y a plus de rêve. Il n’y a plus de culture du risque. On fait de la corrida virtuelle, il n’y a pas de taureau, pas d’arène. C’est très rare de parler de cinéma aujourd’hui. On parle juste affaires.

Est-ce si vrai que ça, que les auteurs n’ont plus la place de s’exprimer ?

EH : Oui, parce qu’ils sont formatés. Ils ont envie de faire des choses qui fonctionnent pour les festivals ou pour le marché. Chacun veut en être. On est revenu dans les années 1950. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de talent, ça veut dire que les gens s’autocensurent.

Comment empêche-t-on cela ?

EH : Ah bah, ça va s’empêcher tout seul ! C’est une espèce de grosse pelote qui s’est faite en fonction de 210 ou 220 millions d’entrées en salles par an et qui arrose tout le monde. Si tout à coup vous faites 170 millions d’entrées, tout s’écroule.

Et ces fameux " films du milieu " ?

EH : C’est quoi le cinéma du milieu ? Je n’ai jamais su.

Entre 4 et 7 millions d’euros…

EH : Ça ne veut rien dire. On ne définit pas du cinéma par de l’argent. Le cinéma du milieu, il ne faut pas le faire. Au-dessus de 4 millions d’euros, le système devient trop lourd. Les films d’auteur aujourd’hui devraient coûter entre 800 000 et 2 millions d’euros. C’est ce fameux budget de liberté dans lequel on peut prendre des risques…

En limitant les salaires ?

EH : Exactement, sans salaire producteur, sans frais généraux. On spécule simplement sur le film, on ne se sert pas dans la caisse avant.

Pourtant, pas mal de gens, Pascale Ferran en tête, cherchent à faire des " films du milieu ", en citant Truffaut ou Demy...

EH : Le problème, c’est que pour faire Truffaut et pour faire Demy, il faut être Truffaut et il faut être Demy. Truffaut a fait des petits films qui ont eu des succès dans le monde entier. Ce n’est pas l’institution qui a donné plus d’argent à François Truffaut. C’est la qualité de ses films et sa personnalité exceptionnelle qui lui ont apporté de l’argent. Avant de demander des conditions exceptionnelles de production, demandons à des artistes d’avoir des qualités exceptionnelles. Je vous assure que si un Truffaut arrive aujourd’hui, on lui donnera les moyens.

Vraiment ?

EH : Vous verrez qu’à un moment donné, il y aura cinq ou six réalisateurs de grand talent. Et vous allez voir l’ancien système se figer… C’est parce qu’il y a eu Pedro Almodóvar que le cinéma espagnol a changé. Il n’y a pas aujourd’hui cette folie que vous aviez avec les premiers films de la Nouvelle Vague. Je parlais l’autre jour avec Wong Kar-wai, il me disait : « La beauté est devenue, dans le cinéma d’aujourd’hui, une femme à abattre. » C’est-à-dire que les gens ne cherchent plus la beauté au cinéma, ils cherchent le film qui va les électriser. On est dans la culture pop. Le système est un peu anesthésié esthétiquement.

Le salaire des techniciens est en train d’être renégocié via une convention collective. Certains producteurs sont furieux et parlent de coup terrible porté au cinéma français…

EH : Les techniciens français ne sont, me semble-t-il, pas si mal payés, ils ont un système qui les protège. Mais quid des petits films ? Comment les fera-t-on avec une Convention collective aussi contraignante ? Le problème, c’est qu’il y a des abus et du coup chacun aimerait avoir naturellement sa part du gâteau. Vous avez les techniciens qui considèrent que les producteurs prennent trop d’argent, les producteurs qui considèrent que les metteurs en scène prennent trop d’argent, les acteurs qui disent qu’on fait les films sur leurs noms avec les télés, vous avez les bailleurs de fonds qui disent : « Ce sont tous des voleurs, pourquoi donne-t-on cet argent ? »
Vous entrez dans le mauvais système français de la délation réciproque, parce que justement, ce que vous avez mis au poste de commandement, c’est l’argent. L’argent, le profit, le marché. Or, il n’y a pas de marché du cinéma. Il y a le marché de la vidéo, le marché de la télévision. Le cinéma, encore une fois, c’est de la haute couture. On peut essayer de la transformer en du prêt-à-porter, Hollywood y est arrivé. Mais la France, non. Le grand cinéma populaire français tient uniquement sur des personnalités. Le talent de Louis de Funès, d’Yves Montand ou de Gérard Oury… Un acteur peut être payé très cher, un metteur en scène peut être payé très cher, un chef opérateur peut être payé très cher, mais s’ils ont un grand talent. Aujourd’hui tout le monde est payé cher, tout le monde au même niveau… Non.

Pour vous, tout le monde ne participe pas au film pleinement ?

EH : Je vais vous donner un exemple. Il y a vingt ans, quand je produisais un film, tous les soirs on regardait les rushes avec les techniciens. Et les acteurs appelaient pour savoir comment ils étaient, etc. Aujourd’hui, les rushes sont vus par le directeur de production dans sa chambre d’hôtel pour des questions d’assurances, vaguement par le chef opérateur quand il a le temps et qu’il est consciencieux, peut-être par le metteur en scène, mais pas toujours.

Mais pourquoi ?

EH : Parce que le film n’est plus l’objet.



(Propos recueillis par Thierry Lounas et publiés dans le magazine So Film #10)