"La Vie moderne" : Depardon cultive son jardin

par Jacques Mandelbaum

A propos de La Vie moderne, un film documentaire de Raymond Depardon.

A l’âge de 16 ans, durant les années 1960, Raymond Depardon quitte la ferme familiale pour parcourir le monde comme photoreporter. A la fin des années 1970, il troque régulièrement l’appareil photo pour une caméra, ramenant des films exceptionnels d’un asile italien, d’un hôpital ou tribunal français, d’un village africain.

Ce fils de paysans cultive si bien son jardin personnel, que celui de ses parents commence à lui manquer. C’est à la fin des années 1990 que lui vient une idée, un peu folle en termes de production, mais passionnante sur le plan du cinéma : filmer durant dix ans ces paysans de moyenne montagne dont tout porte à croire qu’ils vont disparaître sous l’effet des mutations économiques.

De ce projet naissent successivement Profils paysans : l’approche (2001), Profils paysans : le quotidien (2005), et aujourd’hui Profils paysans - : la vie moderne, qui clôt, du moins provisoirement, ce qui se constitue à ce stade en trilogie. En parallèle, Raymond Depardon publie La Terre des paysans (éd. Seuil, 150 pages, 39 €), qui regroupe des photos qu’il a prises pendant cinquante ans sur ce monde qui lui tient à cœur, de sa ferme familiale jusqu’à la transcription des trois films.

Ce troisième volet documentaire remet sur le métier ce qui était en jeu dans les précédents. Soit une question, une méthode, une manière. La question est celle de la survie de ces exploitations, avec le vieillissement des propriétaires et le problème douloureux de leur succession. La méthode est celle d’une approche fondée sur la confiance et le respect, la recherche d’une juste distance, qui ne prétend pas à la fausse proximité, et ne tombe pas dans l’écueil de l’observation surplombante. La manière relève d’une infinie délicatesse, d’une impression de naturel et de simplicité, dont on sait bien qu’elles tiennent par le cinéma de Depardon.

Il est beau Daniel

Et il y a le plaisir. Le plaisir un rien feuilletonesque pour le public qui a vu les deux autres films et retrouvera des personnages plus qu’attachants, et pour les spectateurs qui y entreront par cette Vie moderne qui a assez de qualités pour se suffire à elle-même.

Entre l’Ariège, la Lozère, la Haute-Loire et la Haute-Saône, le film retourne à la rencontre de ceux qui lui insufflent leur vie : ses personnages. Il y a les deux frères, Marcel (88 ans) et Raymond (83 ans), rocailleux comme le Sud-Ouest, dont le neveu a enfin trouvé femme. Elle s’appelle Cécile, elle vient du Pas-de-Calais, et a des conceptions sur l’hygiène domestique qui ne sont pas celles des deux ancêtres du célibat. Les entendre sur le sujet autour de la toile cirée de la cuisine – du moins Raymond, parce que Marcel est du genre à se comprendre en maugréant – est un ravissement.

Plus loin, on prend le café chez Germaine (70 ans) et Marcel (80 ans). L’avenir est sombre, les enfants partis, il faudra vendre. En attendant, il est 6 heures du matin, et l’on partage le café avec eux, surtout avec l’incroyable intensité du regard de Germaine qui semble vouloir trouer l’écran, tandis qu’elle s’adresse à la preneuse de son et productrice du film, Claudine Nougaret.

C’est peu de dire, et tant pis pour le cliché, que chez ces gens de peu de mots, on n’est pas dans le semblant. Amandine, jeune femme qui s’est lancée dans le métier par passion, avoue qu’elle ne parvient plus à joindre les deux bouts avec son mari. Daniel avoue que sans les petits travaux qu’il fait à côté, la situation ne serait pas viable pour lui. Il est beau, Daniel, filmé en contre-plongée et en majesté sur son tracteur.

Mais il n’y a pas que ses magnifiques personnages qui rendent ce film si bouleversant. Il y a les travellings réguliers qui mènent à ces fermes isolées au bout de routes improbables, il y a la disposition affairée puis soudain désoeuvrée des corps dans l’espace.

Il y a enfin la présence de Depardon, la permanence de sa voix hors champ qui tantôt relance avec beaucoup de douceur, tantôt communie dans le silence de ses interlocuteurs. Cette position est sans doute ce qui rend le film si beau, parce qu’elle suggère une histoire intime qui prend la forme, propre à la paysannerie, d’un mouvement cyclique. Celle d’un homme qui a quitté son milieu, et qui revient tardivement à cette question de l’héritage par la voie qui l’en a détourné : la production des images.

Jacques Mandelbaum, Le Monde, édition du 29 octobre 2008