La directrice de la photographie Agnès Godard, AFC, parle de son travail sur "Les Salauds", de Claire Denis

par Agnès Godard

Depuis J’ai pas sommeil, en 1994, la filmographie de Claire Denis témoigne d’une fidèle collaboration avec sa directrice de la photographie Agnès Godard. C’est sur les tournages de Wim Wenders, alors qu’elles étaient assistantes – l’une du metteur en scène, l’autre du grand directeur photo Henri Alekan – qu’elles se sont connues.
Agnès Godard évoque ici le tournage des Salauds qui a bousculé certaines habitudes établies au fil du temps…

Synopsis :
Marco a quitté femme et enfant pour travailler sur les tankers dans les mers lointaines : un solitaire. Il rentre à l’appel de sa sœur : son mari, proche ami de Marco, s’est suicidé.
Il découvre toutes les difficultés de la famille : l’hospitalisation en psychiatrie de sa nièce, la déroute de l’entreprise familiale, l’existence d’un homme d’affaires mystérieusement mêlé à tout ça.
Il s’installe dans l’immeuble de cet homme pour partir à la chasse de la vérité.
Le chemin de sa destinée sera parcouru de détours, sombres et lumineux, dans un thriller d’une noirceur " faulknérienne ".

A gauche, Claire Denis et, derrière elle, Agnès Godard - Photo Marion Peyrollaz
A gauche, Claire Denis et, derrière elle, Agnès Godard
Photo Marion Peyrollaz


Une 14e collaboration et un premier tournage en numérique avec Claire Denis, est-ce que cela a changé votre manière de travailler ?

Agnès Godard : Oui, forcément. Mais pas seulement à cause du numérique.
Le projet a été décidé très rapidement, Vincent Maraval ayant proposé de faire un film à « l’arrache » selon son expression. Le tournage était plus complexe que les autres tournages de Claire, il y avait pas mal de décors, un plan de travail plus chargé. Le découpage était différent aussi parce qu’elle voulait expérimenter autre chose. Ce film a été écrit très rapidement et rédigé d’une manière un peu particulière : comme un roman sous forme de blocs incluant les dialogues dans les descriptions. Une forme que j’appelais « en pointillé ».
La dramaturgie était construite comme un puzzle, tout était relié par association d’idées. Il fallait, pour ce film, tendre vers une autre fluidité que celle explorée dans ses films précédents.

Le numérique a un peu changé notre collaboration, les choses étant bien sûr différentes sur le plateau. Nous avions un ingénieur de la vision, en charge des back-up et d’une mini-station d’étalonnage sur le plateau, Marc Boucrot.
Il était là, souvent dans un petit coin reculé, mais j’étais reliée à lui par un talkie.
Je trouvais cette organisation assez confortable parce que j’ai cherché à construire une image aussi noire que la dramaturgie du film.
Claire n’a jamais utilisé de combo pour travailler. Tout au plus un petit moniteur Transvideo. L’écran de l’ordinateur, le combo servant à la script, le BTLH que j’utilisais, plus celui qui lui était dédié, mes échanges discrets par talkie, tout cela était un peu trop pour elle. Une perturbation, presque un mur.

Regarder un comédien pleurer sur un combo lui est tout simplement impossible. Je la comprends du reste, je partage ce sentiment. Bref, tout cela n’a pas été simple.
Mais je reste persuadée aujourd’hui que c’était une bonne configuration.
De mon côté, pour ce quatrième film tourné avec une caméra numérique, je trouve toujours aussi difficile de ne pas pouvoir " voir " ou " croire " en l’image dans la visée. Je me suis surprise à glisser mon regard vers le petit écran, à côté de la caméra, au moment de la prise de vues car je faisais des images techniquement risquées. Et il fallait aller vite.
Dans cette situation on ne fait plus corps avec la caméra ! Ça donne un recul que je n’aime pas et qui est probablement plus difficile à encaisser sur les films de Claire que sur n’importe quel autre, tout simplement parce qu’encore une fois, ça n’a jamais été un procédé adopté.

Au moment où l’on cadre dans une visée, ce n’est pas un cadre qu’on voit : on regarde, on a une impression. C’est quelque chose que l’on vit. Quand on regarde un écran, on a la notion d’un cadre, d’une image délimitée, achevée. Le recul du regard porté sur l’écran est déplacé, anachronique : il vient trop tôt. Le recul sera pour après.
Je le dis non pas comme une vérité mais comme mon appréhension de ce travail. L’idée de chercher quelque chose qui est en train de se faire, pas " pré-vu " ni même “ prévu ", qui peut ou non " arriver " !... Idée que, je suppose, nous partageons avec Claire.

Les différentes références pour ce film t’ont beaucoup inspirée pour l’image ?

AG : L’idée de ce film a différentes sources, notamment les films d’Akira Kurosawa, Entre le ciel et l’enfer et Les Salauds dorment en paix, deux faits divers, son imagination et celle de Jean-Paul Fargeau, scénariste de tous ses films sauf deux.
Entre le ciel et l’enfer est un thriller magnifique avec Toshiro Mifune, en Scope noir et blanc tourné dans les années 1960. Je me suis informée sur la manière dont il a été tourné, c’est une entreprise technique absolument incroyable. J’ai trouvé assez exaltant de chercher quelque chose en numérique et en couleur qui produise le même effet, du moins s’apparente à ce film en Scope noir et blanc ! Une sacrée tâche !
Les Salauds est un film très noir, celui des coins les plus retirés de la " création " humaine. Des lieux et des visages meurtriers.

Alors pour un film aussi noir, on a forcément des partis pris affirmés ?

AG : Oui, évidemment… Beaucoup d’images de pénombre, plus neutres, plus froides que les images des autres films de Claire qui aime bien les peaux un peu chaudes. C’est un univers urbain et quelquefois campagnard, principalement de nuit. J’ai essayé de faire des pénombres où on laisse deviner. Et de laisser surgir, comme toujours dans les films de Claire, la beauté des visages des comédiens et des comédiennes choisis. Dans ses films il y a toujours l’idée de la beauté, celle qui méduse et empêche de voir ce qu’on ne peut pas voir… C’est comme un écran, un mystère d’où peut jaillir l’effroi.

As-tu ré-éclairé ces nuits urbaines ?

AG : En moyenne assez peu. J’avais fait des essais avec de la lumière mais après avoir pris la mesure, au cours de la très courte préparation, de ce que serait le tournage, le temps imparti, le nombre de personnes, le budget…, j’ai finalement essayé de ré-éclairer le moins possible. J’ai donc utilisé ce qu’offre le numérique. Ce qui a entraîné un choix d’optiques pour les nuits que j’avais toujours écartées jusqu’à présent, les Master Prime. Je n’avais jamais travaillé avec des objectifs aussi performants, j’ai toujours préféré des objectifs plus doux. Je les ai choisis pour leurs performances techniques, ce qui a entraîné un travail de point extrêmement difficile. Marion Befve, la 1re assistante, a trouvé une technique formidable et a fait un travail remarquable, sans filet…

Dans l’appartement, l’un des décors importants du film, tu as pu éclairer par l’extérieur ?

AG : Oui, 300 m2 avec des fenêtres partout, ce n’était pas simple… Je n’avais pas la possibilité de mettre des nacelles, j’ai donc été amenée à accrocher quatre 4 kW sur une construction de trilight. Remplir de lumière des espaces aussi grands, quand on est peu nombreux et qu’on n’a pas une grande liste électrique, c’est compliqué. Il faut être très organisé, constructif et trouver des choses pas trop contraignantes pour les comédiens. D’autant plus que je ne savais pas vraiment ce qui allait se passer avant leur arrivée sur le plateau.

As-tu retrouvé cette habitude de travailler à l’épaule comme pour, par exemple, S’en fout la mort, entièrement tourné de cette manière ?

AG : Oui mais beaucoup moins que sur les autres films. Il y a des plans plus larges que dans les précédents films de Claire. Cependant la superficie des lieux nous a permis de travailler à distance avec le 50 mm la plupart du temps. Et puis de plus longues focales, régulièrement le 100 mm. On est allé jusqu’au 180 mm pas mal de fois.
La caméra était sur un Peewe souvent en mouvement. Pour les séquences tournées à l’épaule j’ai utilisé l’Easyrig car un 50 mm Master Prime sur une Epic, ça fait un truc importable ! Par exemple pour une séquence inspirée du film de Kurosawa, Entre le ciel et l’enfer, une déambulation du personnage principal, Vincent Lindon, dans un passage dédié à la drogue et à la prostitution. L’effet recherché était étrange, fugitif, à la manière d’un cauchemar. Je l’ai utilisé pour lutter contre le poids de ces objectifs et rester libre des mouvements, plonger vers le sol, s’accroupir, remonter, se cogner aux gens…
Il y a une autre scène que j’ai beaucoup aimé tourner : Marco (Vincent Lindon), imagine une vengeance dramatique, une sorte de pensée éveillée. Il est à l’origine de la disparition d’un enfant et se représente la scène qui s’en suivrait : la recherche en forêt de nuit d’une équipe de policiers et de militaires. J’ai suivi les militaires à qui j’avais donné des lampes de poche.
Jean-Pierre, le chef électricien, me suivait avec une perche et une petite lumière au bout, la seule source utilisée, il regardait ce que je filmais et me suivait comme s’il était une lampe torche. Puis à la découverte du vélo de l’enfant, sa mère (Chiara Mastrionni) surgit du noir… Ça a été un moment de complicité et de collaboration avec Jean-Pierre Baronsky qui m’a permis de ne rien m’interdire…

Je voudrais mentionner justement l’excellent travail de mon équipe. Je peux dire qu’ils ont rendu tout possible. Il y avait donc Marion Befve, la 1re assistante, Marion Peyrollaz la 2e assistante , Jean-Pierre Baronsky, le chef électricien et François Tille, le chef machiniste.
Cela fait longtemps maintenant que je travaille avec Jean-Pierre Baronsky.
Il est exceptionnel, il honore chaque jour la notion de collaboration humainement et professionnellement.

A ce jour le film n’est pas encore terminé ! Nous sommes le 6 mai, j’ai une semaine d’étalonnage, les DCP doivent être prêts le 15 mai et il y a deux jours, nous tournions encore !

Depuis la fin du tournage, j’ai essayé de prendre du recul sur la différence entre tournage en numérique et tournage en argentique. Quelques réflexions qui sont celles d’aujourd’hui…

Il y a quelque chose de paradoxal avec le numérique qui consiste en un déplacement.
Avec l’argentique existait un mystère, celui du négatif, son impression puis son développement. Le temps d’attente contribuait à l’existence même de ce mystère. Cette béance semblait appartenir à la personne en charge de l’image. On essayait de cacher que c’était un suspens pour nous aussi parfois ! Puis la séance des rushes arrivait !
Aujourd’hui, le numérique propose à la fois une immédiateté et des couches d’intermédiaires : images compressées, écran d’Avid et autres rétro-éclairés, etc., etc.
Tout le monde peut avoir accès à ces états " intermédiaires " de l’image. Comment faire autrement que prendre au comptant ce que l’on voit ? Cela induit des tas d’avis, des tas de suggestions qui sont parfois troublants et qui peuvent faire perdre le fil.
On ne peut plus dire : « Ça tourne ! » de la même manière. Ou du moins " ça tourne " mais ce sont les images qui tournent.
Chaque vision sollicite une impression, une pensée, et par là même un autre choix dans lequel on peut se perdre. Ce petit mystère de l’argentique était, au fond, celui du choix de l’image relié en direct au film et à la personne en charge de la photographie.

Néanmoins je pense que le support numérique est une chose formidable parce que c’est une nouvelle proposition. Cela permet de chercher, de trouver d’autres choses, de faire de nouvelles images, c’est donc une ouverture.
La difficulté n’est pas le changement de la nature de l’image ou le nouveau champ d’investigation mais surtout la pratique de l’utilisation de cette technologie. Les rôles changent et s’échangent, " ça tourne " et ça s’immisce dans le lien direct entre image et film, ça brouille un peu les pistes, c’est parfois très difficile à délier. Ça demande encore plus de disponibilité, ce qui n’est pas exactement en phase avec l’économie des productions aujourd’hui !

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)